Ainsi, les avocats des agents Jean-Loup Lapointe et Stéphanie Pilote vont demander au juge Robert Sansfaçon de rendre une ordonnance interdisant à quiconque de diffuser et de publier leur nom, « de même que tout élément permettant de les identifier, y compris des photos. » C'est effectivement ce que révélait un communiqué du bureau du coroner émis le 10 mars dernier. (1)
Rappelons que les agents Lapointe et Pilote sont tous deux impliqués dans l'intervention policière qui coûta la vie au jeune Fredy Villanueva, 18 ans, dans l'arrondissement de Montréal-Nord, le 9 août 2008.
Le directeur des poursuites criminelles et pénales, Louis Dionne, avait ensuite décidé de ne porter aucune accusation contre l'agent Lapointe qui avait fait feu à quatre reprises en direction de Fredy en dépit du fait que ce dernier n'était pas armé.
Cet événement tragique, qui avait été suivi d'une émeute d'une rare intensité, doit d'ailleurs faire l'objet d'une enquête publique présidée par le même juge Sansfaçon, dont le commencement est prévu pour le 25 mai prochain.
Il va sans dire que la démarche des avocats des agents Lapointe et Pilote est symptomatique de l'esprit cachottier qui anime le Service de police de la ville de Montréal (SPVM) ainsi que le syndicat des membres de la force constabullaire, la Fraternité des policiers et des policières de Montréal.
On se rappellera en effet que la Fraternité avait réussit à faire annuler l'enquête publique sur la mort de Michel Berniquez, qui a perdu la vie lors d'une intervention policière dans l'arrondissement de Montréal-Nord, le 28 juin 2003.
Fort de cette victoire, la Fraternité tente maintenant d'obtenir l'annulation de l'enquête publique portant sur la mort de Mohamed Anas Bennis, abattu par l'agent du SPVM Yannick Bernier dans le quartier montréalais de Côte-des-neiges, le 1er décembre 2005.
Mais n'y a-t-il pas quelque chose de amèrement ironique dans le fait que cette même Fraternité qui faisait récemment pression auprès des autorités municipales pour qu'elles interdisent aux manifestants de se cacher le visage souhaite maintenant que les tribunaux cachent le visage de deux de ses policiers de la vue du public ?
« La moindre des choses, en démocratie, c'est de s'exprimer à visage découvert », déclarait d'ailleurs à ce sujet le président de la Fraternité, Yves Francoeur, il y a de cela quelques semaines. (2) La transparence serait-elle une voie à sens unique à la Fraternité ?
Et que dire de la vilaine habitude du SPVM de fournir aux médias des photos de personnes qui doivent répondre d'accusations criminelles devant les tribunaux ?
Des gens qui bénéficient pourtant de la présomption d'innocence dans le système judiciaire canadien se retrouvent ainsi à être pointés du doigt et stigmatisés au sein de leur propre communauté en raison de cette pratique douteuse de la part du SPVM.
Vraiment, c'est à se demander s'il existe une limite au culot de la force constabullaire montréalaise !
Pourtant, les tribunaux ont rappelés à maintes reprises que les policiers occupent une charge publique. Contentons-nous ici de citer une célèbre décision rendue par la Cour suprême du Canada dans la cause de la Reine contre John Cambell et Salvatore Shirose, en avril 1999.
« Un policier qui enquête sur un crime occupe une charge publique définie à l’origine par la common law et établie par la suite dans différentes lois et n’agit ni en tant que fonctionnaire ni en tant que mandataire de qui que ce soit », avait alors écrit le plus haut tribunal du pays. (3)
Force est donc de constater que Jean-Loup Lapointe et Stéphanie Pilote ne semblent pas avoir choisi le bon métier pour se prévaloir des privilèges de l'anonymat.
Un acte sans nom commis par un
flic qui ne veut plus être nommé
Mais pourquoi donc les avocats des policiers ont-ils attendus pendant plus de sept mois avant de demander à un juge de protéger l'identité de deux agents dont les noms circulèrent abondamment dans les médias compte tenu du fait qu'ils furent au coeur même d'un des événements les plus marquants de l'actualité québécoise en 2008 ? Après tout, le moins que l'on puisse dire, c'est que le « mal » est déjà fait !
Notons que le nom de l'agent Jean-Loup Lapointe est apparu pour la première fois dans les médias seulement cinq jours à peine après la mort de Fredy, soit le 14 août 2008.
Fait curieux, le lendemain, le chroniqueur de La Presse Patrick Lagacé publiait un texte dans lequel il affirmait avoir appris auprès de membres du SPVM que « certains éléments criminels voulaient venger la mort du jeune Villanueva en tuant un policier. » D'après ce que M. Lagacé a pu apprendre, « aucun policier en particulier n'était ciblé. » (4)
Dans son texte, M. Lagacé précisait que cette information provenait d'informateurs à la solde du SPVM, c'est-à-dire d'individus qui trempent généralement eux aussi dans le milieu criminel et qui sont rémunérés par la police en fonction des tuyaux qu'ils fournissent aux forces de l'ordre.
La policière Stéphanie Pilote qui accompagnait l'agent Lapointe lors de l'intervention policière a quant à elle été nommée pour la première fois lors d'un reportage consacré à l'affaire Villanueva à l'émission « Enquête » de Radio-Canada, le 30 octobre 2008.
D'ailleurs, la Fraternité a immédiatement grimpée dans les rideaux lorsque le reportage montra le portrait des agents Lapointe et Pilote. Prétextant que la diffusion des photos avait mit indûment en péril la sécurité des deux policiers, la Fraternité informa ses représentants syndicaux la journée même qu’elle avait mandaté la firme d'avocats Trudel Nadeau pour intenter une action en justice contre la Société Radio-Canada, l’émission « Enquête » et de ses artisans. (5)
La nature exacte du recours entrepris et ses suites ne sont toutefois pas connues. Chose certaine, les avocats des deux policiers n'ont pas cru nécessaire à ce moment-là de demander aux tribunaux de rendre une ordonnance de non-publication et de non-diffusion protégeant l'identité des agents Lapointe et Pilote.
Puis, le 1er décembre 2008, le ministre de la Sécurité publique, Jacques Dupuis, annonçait la tenue d'une enquête publique sur les circonstances et la cause du décès de Fredy.
Il était devenu clair à ce moment-là que les agents Lapointe et Pilote n'avaient pas fini de faire parler d'eux sur la place publique. Or, leurs avocats décidèrent encore une fois de s'abstenir de saisir les tribunaux dans le but d'empêcher la publication et la diffusion de leur nom et visage.
En fait, ce n'est seulement que lorsque des auto-colllants peu flatteurs à l'égard de l'agent Lapointe se mirent à apparaître un peu partout à Montréal, durant la deuxième semaine du mois de mars, que les avocats des deux policiers décidèrent de s'adresser aux tribunaux pour obtenir une ordonnance de non-publication et de non-diffusion pour cacher l'identité des deux agents.
Sur l'auto-collant, on pouvait voir une photo de l'agent Lapointe, accompagné du texte suivant : « Jean-Loup Lapointe. Profession : flic-assassin. Employeur : SPVM. Syndicat : FPPM (Franternité des policiers et policières de Montréal). Encore en service malgré le meurtre de Fredy Villanueva. »
Le texte de l'auto-collant se terminait par une invitation à prendre part à la manifestation contre la brutalité policière, qui se tient à Montréal chaque 15 mars depuis les treize dernières années. Notons que la responsabilité de ces auto-collants n'a pas été revendiquée par quelque individu ou groupe que ce soit.
Par ailleurs, les avocats des deux policiers concernés n'ont pas voulut indiquer aux médias quels étaient les motifs de leur requête, qui sera entendue par le juge Sansfaçon à la salle 5.05 du Palais de justice de Montréal, le 8 avril prochain.
Tout ce que l'on sait, c'est que la Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès permet au coroner d'interdire « la publication ou la diffusion d'informations relatées ou pouvant être relatées au cours de l'enquête » s'il estime qu'une telle mesure est « nécessaire à l'intérêt public ou à la protection de la vie privée d'une personne, de sa réputation ou de son droit à un procès juste et équitable. » (6) L'ordonnance peut être valable pour une période spécifique ou pour toute la durée de l'enquête.
Si les deux agents du SPVM parvenaient à obtenir gain de cause, l'ordonnance de non-publication et de non-diffusion risquerait d'avoir diverses conséquences indésirables.
Pour commencer, l'enquête publique deviendrait un peu moins publique. En effet, une telle ordonnance irait clairement à l'encontre d'un des principaux objectifs recherchés par la tenue d'une telle enquête, soit d'« informer le public sur les causes probables ou les circonstances du décès. » (7)
Ainsi, on arrive mal à voir comment une enquête du coroner arriverait à informer adéquatement le public si les agents Lapointe et Pilote, qui sont évidemment deux des principaux acteurs de l'événement sous enquête, ne peuvent pas être identifiés publiquement.
Il serait pour le moins inconséquent, pour ne pas dire dramatiquement absurde, que leurs noms et visages soient désormais protégés par une ordonnance au moment même où leurs actes et omissions feront l'objet d'un examen public.
Mais ce n'est pas tout. Une telle ordonnance pourrait avoir des conséquences sérieuses sur le plan légal pour tous ceux qui y contreviendrait.
En effet, toute personne qui publierait et diffuserait n'importe quelle type d'information identifiant les agents Lapointe et Pilote pourrait devoir répondre d'accusations d'outrage au tribunal simplement pour avoir repris une information pourtant déjà bien connue du public. La peine maximale prévue par la loi pour ce type d'infraction est une amende de 5000 $ ou une année d'emprisonnement.
Il va sans dire que la judiciarisation de la publication et de la diffusion d'informations qui, en temps normal, seraient considérées comme étant d'intérêt public, serait nettement incompatible avec une société qui se veut libre et démocratique.
De plus, on voit difficilement comment une telle ordonnance pourrait empêcher d'autres personnes de faire circuler à l'avenir d'autres auto-collants dépeignant l'agent Lapointe comme un « flic-assassin » puisque de telles initiatives sont généralement faites sous le couvert de l'anonymat.
Enfin, une telle ordonnance risquerait d'alimenter le sentiment déjà largement répandu parmi la population à l'effet que les policiers sont une espèce surprotégée jouissant de traitements de faveur inégalés au sein du système judiciaire.
Imaginez l'espace d'un instant comment réagirait l'opinion publique si un simple citoyen se retrouverait derrière les barreaux pour avoir publié ou diffusé le nom d'un policier qui a réussit à échapper à toute accusation criminelle après avoir enlevé la vie à un jeune de 18 ans ! On pourrait facilement passer de l'outrage au tribunal à l'outrage populaire.
Le précédent de l'enquête Suazo
Au milieu des années '90, les avocats des policiers avaient réussit à obtenir une ordonnance de non-publication et de non-diffusion protégeant l'identité de certains membres de la force constabullaire montréalaise à l'occasion d'une enquête publique concernant une mort d'homme survenue lors d'une intervention policière.
Cette enquête publique était présidée par la coroner Anne-Marie David et portait sur le décès de Martin Suazo, un Montréalais d'origine péruvienne âgé de 23 ans qui avait été abattu d'une balle dans la tête par l'agent Michel Garneau sur le boulevard Saint-Laurent, le 31 mai 1995.
Ce jour-là, M. Suazo était passager dans un véhicule qui avait été intercepté par une auto patrouille de police à la suite du vol à l'étalage de quatre bermudas dans une boutique du centre-ville.
M. Suazo n'était pas armé et n'avait pas résisté à son arrestation. Il en était de même pour les trois autres personnes qui se trouvaient avec lui dans le véhicule. Or, l'agent Garneau pointait son arme à feu en direction de la tête de Suazo lorsque le coup de feu est parti. Le policier avait plaidé l'accident et aucune accusation criminelle n'avait été retenue contre lui.
Le 13 février 1996, soit trois jours avant le témoignage de l'agent Garneau à l'enquête publique, l'avocat des policiers demanda à la coroner David d'émettre une ordonnance interdisant la publication et la diffusion de toute information pouvant permettre d'identifier tous les policiers impliqués dans l'affaire Suazo.
Or, le nom de l'agent Garneau et son rôle dans la mort de Suazo étaient déjà connut du public à ce moment-là. Ainsi, entre le 31 mai 1995 et le 13 février 1996, le nom de ce policier avait été publié à au moins une douzaine de reprises dans les journaux montréalais, dont cinq fois après le commencement de l'enquête du coroner.
Lors de l'audition de la requête, la coroner entendit le témoignage du lieutenant-détective Claude Lachapelle, de la section des homicides du SPCUM (Service de police de la communauté urbaine de Montréal, l'ancien nom du SPVM). Celui-ci a témoigné à l'effet que des informateurs avaient rapportés au SPCUM, peu après la bavure, différents scénarios de représailles pour venger la mort de Martin Suazo.
Ainsi, le lieutenant-détective Lachapelle raconta que les informateurs auraient eu vent d'un projet d'attaque contre des véhicules de police à l'aide de cocktails Molotov et d'un projet d'attentat à la bombe contre le poste 33, le lieu de travail de l'agent Garneau à l'époque. Un proche du défunt aurait été jusqu'à engager un tueur pour abattre l'agent Garneau.
Enfin, des recherches auraient même été entreprises pour recruter une personne dépressive qui, moyennant certaines sommes d'argent, aurait été prête à se transformer en bombe humaine pour commettre un attentat suicide contre le poste 33.
Cependant, le lieutenant-détective Lachapelle a aussi reconnu que la tension avait diminuée un mois après la mort de M. Suazo. Il faut dire que toutes les personnes qui avaient été soupçonnées de nourrir de tels projets se savaient surveillées puisqu'elles avaient été rencontrées par des enquêteurs, en plus d'être sous filature et sous écoute.
Selon ces mêmes informateurs, la mise en oeuvre des représailles aurait donc été remise à des dates indéterminées, pour ne pas dire aux calendes grecques, puisque certaines personnes auraient apparemment préférées attendre les résultats de l'enquête du coroner ainsi que d'éventuelles procédures aux niveaux civils et déontologiques avant toute chose.
Pour aussi spectaculaires qu'ils soient, ces scénarios de représailles n'ont jamais donné lieu à aucune accusation criminelle contre quiconque. En fait, le lieutenant-détective Lachapelle dû reconnaître que la preuve recueillie n'était pas suffisante pour qu'une demande de poursuite soit déposée en bonne et due forme au bureau des substituts du procureur général.
Bien entendu, le scepticisme reste de mise lorsque nous avons affaire à ce genre de récit qui semble sorti tout droit d'un film hollywoodien. Ainsi, un procès contre les soi-disants comploteurs auraient peut-être été une source d'embarras pour la police.
Par exemple, un procès aurait peut-être révélé que ces menaces n'étaient rien d'autre qu'un mélange d'inflation verbale et de propos décousus lancés de manière désordonnée dans le cadre de soirées bien arrosées. Peut-être aurions-nous même appris que les informateurs en question alimentaient eux-mêmes ces scénarios de représailles lors de ces discussions enflammés.
La coroner David fit toutefois preuve de moins de réserves. En rendant sa décision, elle mentionna d'entrée de jeu : « Est-ce que le coroner a juridiction pour entendre la demande de nonpublication qui repose sur la crainte de mort ou de sévices corporels contre les policiers appelés à témoigner? Oui, car l'intérêt public requiert une saine administration de la justice et la protection de la vie privée requiert qu'il y ait vie. » (8)
« L'enquête menée à la suite de ces informations permet d'affirmer que ces menaces sont suspendues jusqu'à ce que les tribunaux civil, criminel et administratif soient saisis de ce dossier », déclara-t-elle ensuite.
« En conséquence, poursuivit-elle, il ressort de ce témoignage que la requête, qui a pour objet la protection de deux valeurs sociales, soit le droit à la vie et le droit de témoigner sans crainte pour sa vie, s'appuie sur trois sources différentes, ne fait aucune référence à des craintes imaginaires, présumées ou non fondées. De sorte qu'elle répond à un degré de preuve suffisamment prépondérant. »
C'est ainsi que la coroner David accorda la requête de l'avocat des policiers. Elle ordonna « qu'outre la mention à l'effet qu'il s'agit de policiers du SPCUM, il y ait non-publication et non-diffusion de toutes informations permettant d'identifier les policiers du SPCUM ayant été impliqués directement ou indirectement dans les circonstances du décès. »
Le quotidien anglophone The Gazette décida de contester cette décision devant la Cour supérieure du Québec. Le 22 mars suivant, le juge René Hurtubise cassa l'ordonnance de non-publication et de non-diffusion au motif que celle-ci violait la liberté d'expression des médias garantie par l'alinéa 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés.
Pour le juge Hurtubise, la notion d'expression libre et sans entrave « est omniprésente dans les sociétés et les institutions vraiment démocratiques », ce qui explique pourquoi toute atteinte à ce droit constitutionnel doit être justifiée selon les exigences établies par la jurisprudence en semblable matière.
D'une part, le tribunal estimait que l'ordonnance était trop large, puisqu'elle englobait « les policiers du SPCUM ayant été impliqués directement ou indirectement dans les circonstances du décès », alors que la preuve entendue par la coroner ne faisait état de menaces qu'à l'égard des policiers du poste 33.
D'autre part, le juge Hurtubise a également mis en doute le sérieux de la menace contre les policiers concernés. Compte tenu du fait que la preuve avait indiquée que la sécurité des policiers seraient mise en péril seulement dans l'éventualité où les suspects seraient insatisfaits de l'issue des différentes procédures en cours, la menace n'était plus « probable » mais seulement « possible ».
Cependant, la décision rendue par le juge Hurtubise resta sans effet puisque les avocats des policiers l'ont aussitôt porté en appel devant la Cour d'appel du Québec, ce qui a eut pour effet de suspendre le jugement de la Cour supérieure. (9)
Puis, dans un jugement unanime rendu le 28 novembre, la Cour d'appel du Québec renversa la décision du tribunal inférieur et maintint l'ordonnance de non-publication et de non-diffusion prononcée par la coroner David.
« Le juge de la Cour supérieure a conclu que la menace n'était plus « probable » mais seulement « possible ». Je ne suis pas d'accord. À mon avis, la menace demeurait « réelle et importante », et non pas purement hypothétique », écrivit la juge Thérèse Rousseau-Houle au nom de la Cour d'appel. (10)
« La gravité de la menace à la vie et à la sécurité des témoins est une question de faits qui relevait de la coroner, et c'est à tort, comme on l'a vu, que le premier juge est intervenu dans cette conclusion », trancha la Cour d'appel.
La juge Rousseau-Houle écrivit aussi qu'elle ne partageait pas l'opinion du juge Hurtubise lorsque ce dernier estima que l'ordonnance de non-publication et de non-diffusion était trop large. « À mon avis, la coroner a tenu compte de la preuve qu'elle a entendue », écrivit la juge. « S'il y a des policiers impliqués directement ou indirectement dans la mort de M. Suazo qui ne sont pas rattachés au poste 33, ce que le dossier en appel ne nous permet pas de déterminer, il semble logique de croire que leur vie ou leur sécurité seraient tout autant menacés, advenant la publication de leur nom et de leur photographie. »
« À mon avis, compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire, l'importance de la vie et de la sécurité des policiers bénéficiant de l'ordonnance l'emportait sur l'atteinte minimale au droit à la liberté d'expression », ajouta-t-elle. « Les effets bénéfiques de l'ordonnance se répercutent sur l'administration même de la justice et la conduite des enquêtes policières et c'est avec raison que la coroner a fait prévaloir ici les effets bénéfiques sur les effets préjudiciables causés par l'atteinte à la liberté d'expression et à la liberté de la presse. »
La juge Rousseau-Houle a également rejetée l'argument de l'avocat du quotidien The Gazette à l'effet que les effets bénéfiques réels de l'ordonnance étaient inexistants en raison du fait que l'identité du policier directement responsable de la mort de M. Suazo avait déjà été publiée à plusieurs reprises dans les quotidiens montréalais. Elle ne se montra pas plus convaincue par l'argument voulant qu'une personne désireuse d'exercer des représailles n'aurait qu'à assister aux auditions de l'enquête publique pour connaître l'identité des autres policiers visés par l'ordonnance.
« Il n'est nul doute qu'une personne animée d'un dessein criminel peut toujours trouver un moyen, légal ou non, de parvenir à ses fins », écrivit la juge Rousseau-Houle. « Cela ne signifie pas qu'il faille lui faciliter la tâche. L'ordonnance de la coroner vise à diminuer le risque d'atteintes à la vie et à la sécurité des témoins. Il est fort probable qu'elle atteindra cet objectif, du moins dans une certaine mesure, car il sera plus difficile d'exercer des représailles si les noms et les photos des policiers impliqués ne sont pas diffusés. Que l'ordonnance ne parvienne pas à remplir totalement l'objectif qu'elle vise ne la prive pas de tout effet bénéfique. »
The Gazette en appela du jugement de la Cour d'appel. Mais, le 31 juillet 1997, la Cour suprême du Canada signifia son refus d'entendre l'appel et l'ordonnance de non-publication et de non-diffusion demeura valable jusqu'à la fin de l'enquête.
Lorsque la coroner David rendit son rapport public, le 19 novembre suivant, elle utilisa des noms fictifs pour identifier les noms des policiers impliqués dans l'affaire Suazo. C'est ainsi que le policier qui tenait le revolver d'où est venue la balle mortelle, fut identifié sous le nom de Couture tandis que son partenaire d'auto patrouille fut baptisé Dumesnil. (11)
Les médias se mirent à nommer à nouveau l'agent Michel Garneau, lorsque des procédures en déontologie policière se mirent en branle contre lui pour son rôle dans la mort de M. Suazo.
Les ordonnances
de non-publication,
kossé ça donne ?
Notons que l'ordonnance de non-publication et de non-diffusion prononcée dans l'affaire Suazo avait été rendue à une époque où le phénomène internet n'avait pas encore prit l'ampleur que nous lui connaissons maintenant.
Que penser aujourd'hui du fait que l'efficacité de toute ordonnance de non-publication et de non-diffusion qui pourrait être rendue dans le but de protéger l'identité des agents Lapointe et Pilote serait nécessairement limitée par le fait que les noms et photos des policiers circulent déjà sur internet depuis plusieurs mois ?
Certains tribunaux se sont déjà exprimés sur ce type de situation paradoxale. Prenons par exemple les commentaires formulés par le juge de la Cour supérieure du Québec, Jacques Vaillancourt, dans le cadre d'une requête en dommages-intérêts de 520 000 $ intentée par Roger-Luc Chayer contre l'Association des lesbiennes et des gais sur internet (ALGI), la ville de Montréal et six particuliers.
Le 5 décembre 2001, le juge Vaillancourt rejeta une requête de M. Chayer demandant au tribunal de rendre une ordonnance de non-publication de tout élément du dossier jusqu'à ce que le jugement final soit rendu dans cette affaire.
« Sans, loin de là, être un internaute averti, je sais quand même fort bien que pour qui est le moindrement habitué à naviguer sur Internet, il n'est pas difficile de transmettre des messages anonymes que le commun des mortels ne peut à peu près pas retracer », écrivit le juge Vaillancourt dans sa décision. (12)
« Donc, même si j'émettais l'ordonnance en question, à quoi serait-elle utile? Or, il est une règle fondamentale en matière d'ordonnance qui veut que le Tribunal ne doive pas émettre d'ordonnance dont la mise en application, en cas de violation, est impossible. Par exemple, le juge qui émet une injonction doit s'assurer qu'en cas de violation il sera possible aux autorités d'intervenir et de la faire respecter », ajouta-t-il ensuite.
« Je crois que dans ce cas-ci, émettre l'ordonnance demandée serait une intervention vaine dans le cadre libertaire actuel prévalant sur Internet », conclua le tribunal.
On se rappellera aussi qu'à l'époque de la commission d'enquête sur la gestion du programme des commandites, l'ordonnance de non-publication qui avait été émise par le juge John Gomery à l'égard du témoignage explosif du dirigeant de la firme Groupaction, Jean Brault, avait pu être facilement contournée par le blog américain Captain's Quarter, en avril 2005. En effet, les citoyens américains n'étant pas soumis aux lois étrangères, incluant les lois canadiennes, le responsable du blog Captain's Quarter avait pu diffuser impunément des extraits du témoignage de M. Brault. (13)
Enfin, dans la cause de la Reine contre Mark Lafleur, fils d'un ancien joueur célèbre du club de hockey le Canadien, la juge de la Cour supérieure du Québec, Carol Cohen, rejeta une requête de la défense pour l'obtention d'une ordonnance de non-publication, le 15 octobre 2007.
L'accusé faisait face alors à une pluie d'accusations criminelles, dont plusieurs assez graves (deux chefs d’agression sexuelle, voies de fait avec l’utilisation d’une arme, séquestration, menaces de mort et plusieurs autres).
L'ordonnance de non-publication visait la preuve entendue par la juge Cohen lors de l'audition de deux requêtes, l'une de la défense demandant la modification des conditions de remise en liberté de l'accusé et l'autre de la Couronne demandant l'annulation de la remise en liberté de l'accusé. Durant l'audition de la preuve, le tribunal a entendu les témoignages de l'accusé, de son père Guy Lafleur, de son employeur, ainsi que de l'enquêteur au dossier, la sergent-détective Josée Gagnon.
Bien que ces personnes aient témoignées devant une salle bondée de représentants des médias, la défense n'avait apparemment pas eue la présence d'esprit de demander au tribunal de prononcer une ordonnance de non-publication à ce moment-là. Ce n'est qu'en fin d'après-midi que l'avocat de l'accusé adressa une telle requête à la juge Cohen. Après discussion, la défense limita sa demande au témoignage de la policière Gagnon.
Un avocat représentant les médias contesta immédiatement la demande d'ordonnance de non-publication, en soulignant notamment que les journalistes avaient déjà transmis l'information contenue dans le témoignage de la sergent-détective Gagnon à leurs réseaux à travers le pays et que cette information circulait déjà sur internet, à la radio et à la télévision depuis plusieurs heures.
« Vu la tardiveté de la demande, une ordonnance de non-publication conduirait maintenant à la déconsidération de l'administration de la justice, étant donné la diffusion d'articles sur internet et dans d'autres médias, même si j'émettais une ordonnance partielle ayant pour but de couper ou de limiter cette publicité pour l'avenir », trancha la juge Cohen en rejetant la demande de la défense. (14)
sources :
(1) http://communiques.gouv.qc.ca/gouvqc/communiques/GPQF/Mars2009/10/c7451.html
(2) http://www.ledevoir.com/2009/02/21/235163.html
(3) http://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/1999/1999canlii676/1999canlii676.html
(4) http://www.cyberpresse.ca/opinions/chroniqueurs/200809/08/01-663033-des-policiers-sur-les-dents.php
(5) http://fraternitepdq23.wordpress.com/2008/11/05/votre-fraternite-poursuit-radio-canada/
(6) Article 146 de la Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès.
(7) Article 105 (3) de la même loi.
(8) La Presse, « Le coroner interdit aux médias d'identifier les policiers de la CUM impliqués dans la mort de Martin Suazo », Jean-Paul Charbonneau, 15 février 1996, p. A3.
(9) La Presse, « Affaire Suazo : interdiction maintenue », 23 mars 1996, p. A3.
(10) http://www.canlii.org/fr/qc/qcca/doc/1996/1996canlii6026/1996canlii6026.html
(11) La Presse, « La coroner David recommande la formation d'un comité de policiers experts », Jean-Paul Charbonneau, 20 novembre 1997, p. A17.
(12) http://www.canlii.org/fr/qc/qccs/doc/2001/2001canlii14945/2001canlii14945.html
(13) La Presse, « Le témoignage de Jean Brault circule librement sur l'Internet », Marie-Claude Malboeuf, 5 avril 2005, p. A3.
(14) http://www.canlii.org/fr/qc/qccs/doc/2007/2007qccs6846/2007qccs6846.html