Bavure par-dessus bavure au SPVM : du décès d’Alain Magloire à celui d’André Benjamin

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NOTE : Ce texte a été modifié pour inclure des extraits de l’argumentation écrite de la Fraternité des policiers et policières de Montréal produite dans le cadre de l’enquête publique sur le décès d’Alain Magloire. Ce document a en effet été communiqué tardivement par le Bureau du coroner suite à une demande d’accès à l’information.

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Le 25 avril 2016, André Benjamin, 63 ans, a été mortellement abattu par un agent du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) dans le quartier d’Hochelaga-Maisonneuve.

Selon un voisin, l’intervention s’est déroulée à la vitesse de l’éclair.

« Il y avait pas d’autres directives comme "lâchez-vos armes", "couchez-vous par terre", "reculez-vous dans l’apparte". Y avait rien de ça, c’était juste : ouvrir la porte, deux à cinq secondes, des coups de feu », relate-t-il. (1)

À peine une heure et demie après le drame, les médias rapportaient que la victime aurait été armée d’un couteau (2), une information qui vient vraisemblablement du SPVM puisque rien ne permet de croire, jusqu’à présent du moins, qu’un citoyen ait assisté à l’intervention policière.  

Déjà, la table est mise pour convaincre le public que les policiers impliqués ont agi en légitime défense.

Il est d’ailleurs significatif que cette information ait été si rapidement coulée dans les médias, alors que l’on doit souvent attendre de longs mois, sinon plus, avant d’obtenir des précisions sur les agissements des policiers impliqués, comme par exemple le nombre de coups de feu qu’ils ont tirés, le nombre de balles qui ont touchés la victime et quelles parties du corps de celle-ci ont été atteintes.

Une autre information qui n’a pas tardé à être communiquée au public par la Sûreté du Québec, qui s’est vue confier l’enquête criminelle sur cet incident, est à l’effet qu’André Benjamin montrait « des signes de détresse psychologique » au moment de l’intervention du SPVM. (3)

Une information qui, en temps normal, est un renseignement personnel relevant de la sphère de la vie privée…. mais que les relationnistes policiers n’hésitent pas à rendre publique lorsqu’elle est susceptible d’aider à mettre la population du bord de la force constabulaire.

Après tout, les préjugés sur la maladie mentale demeurent plutôt tenaces, comme par exemple cette association erronée entre la violence et les problèmes d’ordre psychologiques.

Il devient alors plus facile de déshumaniser la victime, laquelle est réduite à un « débile armé », un « fou furieux » ou encore un « forcené en crise » pour reprendre les étiquettes on ne peut plus stigmatisantes utilisées par les trolls pro-flic qui ont envahi la section commentaires du site web du Journal de Montréal dans les heures ayant suivi le décès d’André Benjamin.

« Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage », dit d’ailleurs un proverbe bien connu.

Proverbe que l’on pourrait paraphraser ainsi : qui veut justifier une bavure policière accuse la victime de folie !

Or, tant les voisins que les collègues de travail d’André Benjamin n’avaient que de bons mots à son sujet, insistant plus particulièrement sur sa gentillesse. (4)

Certains médias ont aussi rapportés que c’était un proche d’André Benjamin qui avait appelé le 911, (5) ce qui ne va pas sans rappeler les circonstances l’intervention du SPVM ayant coûté la vie à Jean-François Nadreau, 30 ans, abattu le 12 février 2012, également dans le quartier d’Hochelaga-Maisonneuve. Dans ce cas-ci, c’était la conjointe de la victime qui avait logé l’appel au 911. (6)

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La mort tragique d’André Benjamin a ramené dans l’actualité le rapport du coroner Luc Malouin sur les causes et circonstances du décès d’Alain Magloire, 41 ans, lui aussi tombé sous les balles de policiers montréalais.

Et pour cause : à l’instar d’André Benjamin, Alain Magloire souffrait de problèmes de santé mentale.

Dans son rapport, le coroner Malouin avait notamment recommandé au SPVM d’augmenter le nombre de pistolets à impulsions électriques, communément appelés Tasers.

Lors des audiences de l’enquête publique qu’il a tenue sur le décès d’Alain Magloire, le coroner Malouin n’a d’ailleurs pas caché qu’il voyait en le pistolet Taser comme « une solution mitoyenne entre le laisser-aller et l'arme à feu » pour faire face aux personnes en crise. (7)

Or, l’arme à impulsions électriques a pourtant été utilisé durant l’intervention qui s’est soldé par le décès d’André Benjamin… mais elle n’a pas fonctionnée, semble-t-il.

Avec pour conséquence que les policiers ont eu recours à leur arme à feu.

Avec le résultat funeste qu’on connait.

Un article mis en ligne sur le site web de la station de radio 98,5 FM a émis deux hypothèses expliquant l’échec du pistolet Taser. « Soit les vêtements que M. Benjamin portait ont empêché une adhérence efficace des sondes du pistolet, soit l’agent a raté sa cible », lit-on. (8)

La station 98,5 FM rapporte également que l’arme à impulsions électriques fonctionne en moyenne dans 66 % des cas, soit deux fois sur trois.

À Los Angeles, le niveau de performance du pistolet Taser laisse encore davantage à désirer. En 2015, l’arme à impulsions électriques a fonctionné seulement la moitié du temps. Plus précisément, le pistolet Taser n’a pas su répondre aux attentes des policiers à 516 occasions sur les 1101 fois qu’il a été utilisé. (9)

Ce qui n’est tout de même pas peu dire.

Soulignons que la recommandation du coroner Malouin à l’effet d’augmenter le nombre de pistolets Taser a été rejetée d’emblée chez les organismes intervenant auprès personnes itinérantes et/ou souffrant de problèmes de santé.

« Plus de prévention, moins de pistolets Taser » annonce le titre du communiqué diffusé par L'Accueil Bonneau à l’occasion du dépôt du rapport du coroner Malouin. (10)

Action Autonomie s’est montrée encore plus direct.

« Action Autonomie, le collectif de défense de défense de droits en santé mentale de Montréal dénonce la recommandation du  coroner Luc Maloin à l'effet d'augmenter le nombre de pistolets à impulsion électrique mis à la disposition des policierEs montréalaiEs. L'organisme considère qu'une plus grande utilisation du Taser va à l'encontre du respect des droits fondamentaux des personnes ayant des problèmes de santé mentale et aurait pour effet d'augmenter la stigmatisation et la répression dont ils font déjà l'objet », énonce le communiqué d’Action autonomie. (11)

Pierre Gaudreau, coordonnateur du Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), s’est également montré peu friand envers les armes à impulsions électriques. « On ne pense pas que c'est la solution », explique-t-il. (12)

Notons que la recommandation du coroner Malouin au sujet des armes à impulsions électriques n’est que l’une des quatorze recommandations que l’on retrouve à la fin de son rapport d’enquête comptant 67 pages, en incluant ses deux annexes.

Les autres recommandations adressées au SPVM portait sur l’augmentation de « l’effectif des équipes mixtes de soutien aux urgences psychosociales sur tout le territoire et dans tous les quarts de travail », ainsi que « [d’]augmenter le nombre de policiers formés en réponse en intervention de crise RIC afin d’atteindre un ratio d’un policier formé en RIC par auto-patrouille » et de « maintenir et améliorer les formations simulées en s’efforçant de reproduire un haut niveau de stress chez les policiers pour qu’ils acquièrent des habilités à travailler lors de leurs interventions en situation de stress ».

Mentionnons aussi que le coroner Malouin a recommandé à l’École nationale de police du Québec, de même qu’aux ministères de l’Éducation et de la Sécurité publique, de « revoir la formation au cégep et à l’École nationale de police du Québec pour les policiers afin qu’ils reçoivent une bonne formation en matière de santé mentale et sur la façon d’intervenir auprès des personnes ayant des problèmes de santé mentale »… sans préciser ce qu’il entend par une « bonne formation ».

Le coroner Malouin a également recommandé au ministère de la Sécurité publique « [d’]allouer à l’École nationale de police du Québec les budgets et les ressources nécessaires afin de réaliser des recherches et des études sur toutes les catégories d’armes intermédiaires existantes », ainsi que de « diffuser les résultats de ces recherches auprès de tous les corps policiers du Québec ».

Le reste des recommandations ont trait à la « lutte contre l’itinérance », « la mise sur pied d’une clinique médicale urbaine pour traiter les personnes itinérantes et celles souffrant de maladie mentale », « l’implantation du PRISM (Projet de réaffiliation en itinérance et santé mentale) dans tous les centre d’aide aux itinérants de l’île de Montréal » et « la transmission de renseignements médicaux ».

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Rappelons que la CRAP avait demandé au coroner Malouin de lui reconnaitre le titre de personne intéressée dans son enquête sur le décès d’Alain Magloire.

Le statut de personne intéressée lors d’une enquête publique du coroner permet à celui qui en bénéficie d’exercer différents droits, comme d’interroger les témoins, proposer le dépôt d’éléments de preuve et suggérer des recommandations visant une meilleure protection de la vie humaine.

Au lieu d’accéder à cette demande, le coroner Malouin a plutôt choisi d’autoriser la CRAP à jouer un rôle somme toute limité durant son enquête.

Ainsi, le coroner Malouin a jugé qu’il ne lui apparaissait « ni pertinent ni utile » de permettre à la CRAP d’interroger les divers témoins entendus durant la première phase de son enquête, soit celle portant sur l’intervention policière du 3 février 2014.

Toutefois, le coroner Malouin a entre-ouvert la porte à ce que la CRAP puisse « intervenir » durant la seconde phase de son enquête où il sera alors question « [d’]analyser les programmes offerts aux personnes atteintes de troubles mentaux » aux fins de formuler des recommandations.

La portée de l’intervention que le coroner Malouin envisageait pour la CRAP a malheureusement été entourée d’un certain flou durant son enquête.

À la fin des audiences, le coroner Malouin a cependant permis à la CRAP de soumettre une argumentation écrite, à l’instar des personnes et organismes qu’il a reconnue comme parties intéressées, en l’occurrence les membres de la famille Magloire, la Ville de Montréal et son service de police, la Fraternité des policiers et policières de Montréal, l’agent Mathieu Brassard du SPVM, les ministères de la Sécurité publique et de la Santé et des services sociaux et le CSSS Jeanne-Mance.

La CRAP n’a toutefois pas été autorisé à prendre connaissance des plaidoiries écrites que les personnes intéressées ont produites une fois les audiences terminées, ni des répliques que celles-ci pouvaient adresser au coroner Malouin en réaction aux arguments soulevés de part et d’autres par les personnes intéressées dans leurs plaidoiries écrites.

Ainsi en a voulu le coroner Malouin.

La CRAP s’est malgré tout plié à ces règles désavantageuses, en soumettant un mémoire comptant 151 pages au coroner Malouin.

Ce n’est que tout récemment que la CRAP a réussi à obtenir, via l’accès à l’information, les argumentations écrites et répliques que les personnes intéressées ont soumis au coroner Malouin (le délai s’explique par le fait que Bureau du coroner n’a pas voulu communiquer de documents liés à cette enquête publique avant que le coroner Malouin ne remette son rapport).

La CRAP a alors été à même de constater que son volumineux mémoire a fait fortement réagir les avocats représentant les intérêts des policiers, lesquels ont tous tenus à répliquer en critiquant les prises de positions et idées de recommandations que la CRAP a mis de l’avant dans son mémoire.

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Le « Plan d’argumentation » que la Ville de Montréal a soumis au coroner Malouin, le15 septembre 2015, contient un certain nombre de propositions dangereuses et d’affirmations erronées qui ne doivent pas être passées sous silence.

Le document nous apprends que la Ville de Montréal a non seulement l’intention de « doubler la disponibilité » des pistolets  Taser au sein des postes de quartier du centre-ville, mais aussi d’augmenter « le déploiement d’armes intermédiaires d’impact à projectile (ci-après "AIIP") ».

Or, il s’agit-là du fusil Arwen 37, le même qui a été utilisé lors d’une intervention du SPVM à Montréal-Nord pour tirer une balle de plastique ayant causé des blessures qui ont entrainé le décès de Bony Jean-Pierre, le 4 avril dernier. (13)

« Pour le SPVM, l’utilisation des AIIP pourrait, dans certaines circonstances, être plus adéquate que celle de l’AIÉ », écrit la Ville de Montréal en faisant ici allusion au pistolet Taser.

Ça promet…

Par ailleurs, la Ville de Montréal défend sans réserve l’intervention policière du 3 février 2014, en écrivant que celle-ci « était parfaitement justifiée et adéquate compte tenu de l’ensemble des circonstances ».

Quoi, un être humain est mort sous les balles d’un policier sensé « protégé et servir » les citoyens, et c’est tout ce que la Ville de Montréal trouve à dire ?

Hé bien non, la Ville de Montréal va encore plus loin, en se servant des problèmes de santé mentale éprouvés par Alain Magloire, dont elle a choisi « de brosser un portrait le plus exhaustif possible », pour justifier l’utilisation de la force mortelle par l’agent Mathieu Brassard.

La Ville de Montréal a ainsi consacré plus de 4 pages de son plan d’argumentation à étaler des renseignements tirés du dossier médical d’Alain Magloire, pour en conclure ceci : « L’analyse a posteriori du dossier médical de monsieur Magloire permet de constater que l’appréhension et la perception que pourraient avoir les policiers sur son potentiel d’agressivité et de dangerosité étaient tout à fait fondés ». 

Et puisque la Ville de Montréal croit dur comme fer que son service de police n’a rien à se reprocher dans cette histoire, elle estime qu’elle n’a pas à faire les frais des recommandations que le coroner Malouin pourrait formuler dans son rapport.

« La Ville de Montréal et le SPVM croient que le sort réservé aux personnes souffrant de problèmes de santé mentale par nos institutions sociales est l’élément essentiel qui devrait être au cœur des recommandations que vous devrez formuler », lit-on.

« La problématique première que soulève la présente enquête, et qui a été décriée de manière unanime par les différents intervenants entendus devant vous, est celle qui entoure le phénomène des portes tournantes que vivent les personnes en crise ou aux prises avec des problèmes de santé mentale », fait également valoir la Ville de Montréal.

Il va sans dire que la Ville de Montréal a tout intérêt à ce que le coroner Malouin s’attaque davantage aux ratés du système de santé plutôt qu’aux siens et ceux de son service de police.

En d’autres mots, le plan d’argumentation de la Ville de Montréal verse carrément dans un exercice de diversion par moments.

C’est donc dans cet ordre d’idées que la Ville de Montréal a soumis une série d’idées de recommandations destinées notamment à rendre plus facile « le partage des informations entre les divers établissements de santé » et à améliorer la « prise en charge des personnes en crise ou dont l’état mental est perturbé par le système de santé ou communautaire », et ce, « même en l’absence de danger imminent ou immédiat, dans le mesure où une désorganisation est plausible ».

C’est évidemment bien facile à dire pour la Ville de Montréal, surtout que la prise en charge de personnes souffrant de problèmes de santé ne relève pas d’elle, mas bien du provincial.

Or, procéder à une prise en charge sous un motif aussi vague que celui d’une « désorganisation » apparemment « plausible » aurait nécessairement des impacts significatifs sur les droits fondamentaux des personnes atteintes de problèmes de santé mentale.

Cela étant, il est vrai que la preuve entendue à l’enquête publique a révélé que le réseau de la santé ne s’est pas montré à la hauteur dans la façon qu’il a géré le dossier d’Alain Magloire.

Mais ce n’est tout de même pas une raison pour tenter de faire oublier, comme la Ville de Montréal semble s’évertuer à le faire dans son plan d’argumentation, que c’est un agent du SPVM, et non pas un employé du système de santé, qui a enlevé la vie à Alain Magloire. 

Ironiquement, la Ville de Montréal semble carrément en compétition avec le système de santé dans la quête du financement provincial lorsqu’elle rapporte « [qu’]un financement additionnel a été accordé au milieu de la santé, mais pas au SPVM, qui doit continuer à puiser à même ses ressources, afin d’augmenter les effectifs de l’ÉSUP », c’est-à-dire l’Équipe de soutien aux urgences psychosociales, laquelle est composée d’agents du SPVM et d’intervenants sociaux du CSSS Jeanne-Mance.

 

L’argumentation écrite de la Fraternité des policiers et policières de Montréal, rédigé sous la plume de Me Gérald Soulière, mérite aussi quelques remarques.

 

Notons d’abord que la Fraternité demande au coroner Malouin de ne pas reprocher aux policiers impliqués d’avoir omis de recourir à des techniques de désescalade pour faire baisser la tension durant l’intervention fatidique.

 

« Considérant […] qu’une technique de communication en désescalade est très difficile à appliquer lorsque les policiers se sentent menacés, et considérant que son efficacité n’était pas garanties dans les circonstances, il ne peut être tenue de rigueur aux policiers de ne pas l’avoir appliqué lors de l’intervention effectuée auprès de monsieur Magloire », écrit l’avocat de la Fraternité.

Il va sans dire qu’il n’existe pas de garantie qu’une technique de désescalade soit couronnée de succès, comme dans toute chose d’ailleurs.

Cependant, s’abstenir de toute tentative de désescalade constitue une quasi-garantie que l’intervention risque de déraper, avec tous les dangers que cela peut impliquer.

Aussi, il serait un peu trop facile pour un policier de renoncer à tout effort de désescalade sous le prétexte qu’il se serait senti menacé.

Fait à noter, la Fraternité se montre loin d’être convaincue que le pistolet Taser aurait pu se révéler efficace à neutraliser Alain Magloire.

« L’utilisation du Taser, lit-on, aurait été difficile puisque monsieur Magloire avait ses sacs sur lui. Il aurait fallu viser une fesse ou une cuisse, zones particulièrement difficiles à atteindre d’autant plus qu’il faut ajuster l’angle de l’appareil ».

La Fraternité conclue que « les actions posées par les policiers lors de la journée du 3 février 2014 ne devraient pas faire l’objet de blâmes ou de réprimandes », ajoutant que le décès d’Alain Magloire « est un événement tragique mais qui fait suite principalement à une mauvaise gestion de la prise en charge de personnes atteintes de troubles mentaux ».

À l’instar de la Ville de Montréal, la Fraternité cherche donc à convaincre le coroner Malouin de jeter la faute sur le système de santé pour le décès d’Alain Magloire.

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Passons maintenant aux plaidoiries écrites que les différents avocats représentant les intérêts des policiers ont produites en réplique au mémoire de la CRAP.

Notons d’abord que la Ville de Montréal semble avoir été particulièrement piquée au vif par une hypothèse avancée par la CRAP, à la page 33 de son mémoire, pour expliquer pourquoi les policiers impliqués se sont obstinés à utiliser une approche clairement infructueuse tout au long de l’intervention du 3 février 2014 – approche se résumant à crier des ordres en braquant des pistolets en direction d’Alain Magloire – au lieu de tenter des techniques de désescalade.

L’hypothèse se résume comme suit : les policiers impliqués n’ont pas su éprouver d’empathie à l’endroit d’Alain Magloire parce qu’il y avait davantage d’éléments de différences que de points de ressemblances dans les caractéristiques des protagonistes. D’un côté, nous avons quatre policiers blancs, et de l’autre, un homme noir en crise dont l’apparence pourrait s’apparenter à celle d’un sans-abri, en particulier du fait qu’il porte plusieurs sacs à dos sur lui. Durant son témoignage, l’agent-conseiller du SPVM, Michael Arruda, avait lui-même reconnu qu’il est plus facile de se mettre dans les souliers d’une personne en crise lorsque l’on trouve des points en commun avec celle-ci (par exemple, une personne exerçant la même profession). Enfin, il va sans dire que le niveau élevé de stress éprouvé par les policiers impliqués n’a contribué en rien à les aider à se projeter sur « l’autre ».

« Les sous-entendus avancés par la Coalition à l’effet que les policiers auraient pu être influencés par des considérations raciales ou socio-économiques sont non seulement injurieuses pour ces derniers mais ne reposent sur aucun commencement de preuve et nous invitons le Coroner à les écarter », a répliqué la Ville de Montréal.

La Ville de Montréal s’est aussi insurgée devant les critiques formulées par la CRAP au sujet de la façon que l’École nationale de police du Québec (ENPQ) forme les aspirants policiers.

« La Coalition semble également remettre en question le bien-fondé de certaines techniques enseignées par l’ENPQ à savoir le fait de dégainer en présence d’une personne armée et le fait de tirer dans le centre-masse. Nous rappelons que le mandat du coroner n’était pas de se pencher sur le bien-fondé de la formation dispensée par l’ENPQ et que la preuve pour le moins minimale administrée sur ces aspects […] ne vous permet pas aucunement de vous prononcer en toute connaissance de cause sur ces questions », écrit la Ville de Montréal.

La Ville de Montréal ne manque pas de culot lorsqu’elle se permet de dicter au coroner Malouin en quoi consiste son mandat.

Surtout que quand on y regarde de plus près, le mandat que la Coroner en chef du Québec a confié au coroner Malouin est suffisamment large pour inclure la formation policière.

C’est à tout le moins ce qu’on est en droit de comprendre quand on lit que le coroner Malouin s’est vu attribuer le mandat de « formuler toute recommandation utile pour réduire les risques de décès lors des interventions faites par les services d’urgence auprès de personnes présentant des problèmes », ce qui s’ajoute à sa mission d’établir les causes et circonstances du décès d’Alain Magloire.

Les remarques de la Ville de Montréal sont d’autant plus impertinentes quand on sait que le directeur de la formation dispensée à l’ENPQ, Paulin Bureau, a lui-même témoigné à l’enquête publique. La formation policière a également été abordée durant le témoignage de Bruno Poulin, qui a enseigné les techniques d’usage de la force à l’ENPQ pendant de nombreuses années.

La Ville de Montréal a par ailleurs qualifié de « tout à fait superflue » une idée de recommandation de la CRAP à l’effet que le SPVM et les autres corps policiers québécois modifient leurs procédures internes en matière d’interventions auprès de personnes en crise de façon à privilégier la contribution de proches et médecins traitants dans la résolution de la crise.

« Il est bon de rappeler que, préalablement à l’intervention de tiers, les policiers doivent d’abord localiser, isoler et contrôler une personne en crise. Ensuite, les policiers doivent pouvoir l’identifier. Ce n’est qu’une fois ces diverses étapes franchies et que la personne ne représente plus un danger pour elle-même et autrui que les policiers pourront faire appel aux proches et au système de santé, le cas échéant », de commenter la Ville de Montréal.

L’absence totale d’ouverture d’esprit de la Ville à considérer de nouvelles approches en techniques d’intervention de crise est pour le moins désolant.

Même l’ENPQ a compris qu’il pouvait être avantageux de mettre les proches à contribution dans une situation de crise. « L’utilisation et l’implication d’une personne significative dans le réseau immédiat de la personne ayant des problèmes de santé mentale sont essentielles à la résolution du problème (ex : famille, amis intervenant, médecin, organisme) », lit-on en effet dans un document de formation de l’ENPQ obtenu via l’accès à l’information. (14)

Encore dernièrement, une recommandation a été formulée en ce sens par un jury de citoyens à l’occasion de l’enquête publique sur le décès de Ian Pryce, un homme Noir décédé à l’âge de 30 ans après avoir été abattu par un policier de Toronto, le 13 novembre 2013.

« [TRADUCTION] La formation des agents de police devrait inclure ce qui suit: Dans les cas où une personne endiguée par des policiers qui refuse de se rendre, mais fournit le nom d'un tiers, les agents doivent immédiatement ouvrir une enquête, afin de déterminer si le tiers peut fournir des informations et/ou de l'assistance qui pourrait aider à résoudre la situation », a recommandé le jury dans un rapport produit le mois dernier. (15)

La Ville de Montréal s’est montrée tout aussi bornée relativement à l’idée de recommandation de la CRAP voulant que la Ville de Montréal, ainsi que toutes les autres municipalités québécoises, le cas échéant, s’abstiennent d’accroitre la disponibilité des armes à impulsion électriques ou, mieux encore, renonce à permettre à leurs policiers d’en faire l’utilisation, et ce, d’ici à ce que des études scientifiques, rigoureuses et indépendantes, fassent toute la lumière sur les effets des pistolets Taser sur la santé humaine.

« Cette recommandation nous apparait clairement inopportune puisque l’A.I.E. [i.e. Arme à impulsions électriques] n’a pas été utilisée en l’espèce. Nous soulignons qu’elle est de plus en complète contradiction avec les orientations du SPVM à cet effet, compte tenu qu’une prochaine phase de déploiement d’AIÉ est en cours », écrit la Ville de Montréal.

Évidemment, ce n’est pas parce que le pistolet Taser n’a pas été utilisé le 3 février 2014 que la CRAP doit passer sous silence les enjeux entourant cette arme. Il était d’autant plus opportun pour la CRAP d’en parler que le coroner Malouin n’a fait aucun mystère de son préjugé favorable à l’arme à impulsions électriques durant les audiences.

En outre, cette remarque donne à penser que le caractère préventif des recommandations formulées par un coroner semble avoir totalement échappé à la Ville de Montréal. La Ville de Montréal n’a-t-elle pas encore compris que l’objet de ces recommandations est moins de commenter les causes et circonstances d’un décès que d’en prévenir d’autres ?

La Ville de Montréal manifeste la même incompréhension lorsqu’elle commente l’idée de recommandation de la CRAP à l’effet que le SPVM et les autres corps policiers québécois modifient leurs procédures internes en matière d’usage de la force de façon à recommander que les policiers évitent d’utiliser l’oléorésine de capsicum, communément appelé poivre de Cayenne, lors d’interventions auprès de personnes en situation de crise aiguë.

« Cette recommandation nous apparait clairement inopportune puisque le poivre de Cayenne n’a pas été utilisé en l’espèce », dit la Ville de Montréal.

Or, c’est faux !

La preuve entendue à l’enquête publique a en effet permis d’apprendre que l’agent Pascal Joly a sorti sa bonbonne de poivre de Cayenne dans le but d’en asperger Alain Magloire, le 3 février 2014. (16) La manœuvre n’a toutefois donné aucun résultat.

Ce n’est d’ailleurs pas la seule fausseté que l’on retrouve dans la réplique de la Ville de Montréal aux commentaires de la CRAP sur la problématique du poivre de Cayenne.

Car la Ville de Montréal prend de nouveau bien des libertés avec les faits lorsqu’elle affirme que « le SPVM n’a aucune procédure interne régissant l’emploi du poivre de Cayenne ».

Un militant de la CRAP a en effet obtenu, via l’accès à l’information, un document démontrant le contraire !

Ce document nous apprend que le 7 juin 2006, le SPVM a adopté la procédure Pr. 229-3 laquelle traite de « [l’]utilisation de l’aérosol capsique (arme intermédiaire) », qui est une autre appellation pour le poivre de Cayenne.

La procédure interne Pr. 229-3 prévoit les situations dans lesquelles les policiers du SPVM peuvent utiliser le poivre de Cayenne, les méthodes de décontamination, l’obligation du policier utilisateur à l’effet de remplir un formulaire « usage de la force », notamment, après chaque aspersion, même accidentelle, du poivre de Cayenne et d’en informer son superviseur, entre autres choses.

La Ville de Montréal ne se montre pas davantage honnête lorsqu’elle a commenté l’idée de recommandation de la CRAP à l’effet que le SPVM et les autres corps policiers québécois privilégient le recours aux boucliers lors d’interventions auprès de personnes en crise.

« Il faut savoir qu’au Québec, écrit la Ville, le bouclier est surtout utilisé dans les centres de détention tant provinciaux que fédéraux. C’est un bouclier "de capture" qui permet aux policiers de contrôler un individu au sol dans une cellule. Le travail se fait avec un ou deux policiers sur le bouclier, un leader et deux appuis (pour les bras) ».

Ce commentaire est pour le moins étonnant. Il est en effet bien connu que les unités de contrôle de foule, communément appelée la police anti-émeute, se servent de boucliers lorsqu’elles sont déployées pour faire face à une foule plus ou moins hostile. La Ville de Montréal nous prendrait-elle pour des valises ?

« L’utilisation d’un bouclier est donc clairement inapplicable dans les cas d’interventions auprès d’une personne en crise sur la voie publique par des policiers patrouilleurs et la recommandation mise de l’avant par la Coalition ne devrait pas être considérée », écrit encore la Ville de Montréal.

Pas si vite !

En 2011, les policiers britanniques ont démontrés comment l’usage de boucliers avait contribué à les protéger contre un homme en délire qui brandissait une machette dotée d’une lame de deux pieds de long, dans un quartier du sud de Londres. L’homme, dont la conduite était infiniment plus menaçante que celle d’Alain Magloire, a été maitrisé sans qu’aucun coup de feu ne soit tiré. (17) Si c’est possible à Londres, pourquoi pas à Montréal ?

La Ville de Montréal s’est également objecté à l’idée de recommandation de la CRAP à l’effet que le SPVM et les autres corps policiers québécois, le cas échéant, renoncent à équiper leurs policiers de projectiles d’armes à feu qui maximisent les lésions corporelles.

« Aucune preuve, écrit la Ville de Montréal, n’a été administrée quant aux projectiles d’armes à feu utilisées en l’espèce ni sur l’incidence qu’ils ont pu avoir sur la mort de M. Magloire. Cet aspect n’a jamais été l’enjeu de cette enquête publique. En vous invitant à prononcer une telle recommandation, la Coalition vous incite carrément à sortir de votre mandat. Mais pour votre gouverne, sachez que le type de munitions utilisé par le SPVM est utilisé par la grande majorité des services de police nord-américains et qu’il a l’avantage d’éviter une surpénétration qui pourrait favoriser la sortie du projectile de la cible et risquerait de causer des dommages collatéraux ».

Dans les faits, les projectiles utilisés par le SPVM n’offrent aucune garantie contre le risque de balles perdues.

Le cas de Fredy Villanueva, 18 ans, abattu par l’agent Jean-Loup Lapointe du SPVM, le 9 août 2008, est particulièrement révélateur sur ce point. L’enquête publique du coroner André Perreault a ainsi permis d’apprendre que l’un des projectiles tirés par l’agent Lapointe avait carrément traversé l’avant-bras de Fredy Villanueva.

Ainsi, la seule certitude qu’offre ce type de projectile, c’est de donner la mort lorsqu’il atteint un organe vital tant il est vrai qu’il est conçu pour causer des dommages particulièrement destructeurs et irréparables au corps humain.

La Ville de Montréal s’est montré peu enchanté par l’idée de recommandation de la CRAP à l’effet que le ministère de la Sécurité publique modifie le Guide de pratiques policières de façon à interdire le recours à un véhicule de police comme arme d’opportunité lors d’une intervention policière. On se rappellera que le constable Denis Côté du SPVM avait utilisé son auto-patrouille pour emboutir Alain Magloire, le 3 février 2014, dans les instants précédent les coups de feu tirés par l’agent Mathieu Brassard.

« Même si cette recommandation vise le ministère de la Sécurité publique et non pas directement le SPVM, nous nous permettons de vous souligner l’inopportunité de cette mesure qui irait à l’encontre du concept même "d’arme d’opportunité". En effet, tout objet est susceptible de pouvoir être utilisé comme une arme, dépendant du contexte et des circonstances et peut permettre de maîtriser efficacement un suspect sans avoir à recourir à l’arme à feu. Une exclusion au préalable de certains types d’objets risquerait de contrecarrer cet objectif », écrit la Ville de Montréal.

L’actualité récente a démontré, une fois de plus, que l’utilisation d’un véhicule de police à titre d’arme d’opportunité est de nature à exacerber une situation déjà tendue, et non l’inverse. Nous faisons ici référence à l’intervention policière qui a couté la vie à Sandy Michel, 25 ans, à Lac-Simon, le 6 avril 2016. Durant l’intervention, un policier a utilisé sa camionnette pour foncer sur Sandy Michel. « Mon oncle a réussi à l'éviter la première fois, raconte un témoin. Mais ils l'ont eu la deuxième. Il a été traîné sur plusieurs mètres ». Malgré cela, la police a ouvert le feu sur Sandy Michel, provoquant ainsi une grande colère au sein de la communauté algonquine. (18)

La Ville de Montréal ne s’est pas montré davantage convaincue par l’idée de recommandation de la CRAP voulant que le SPVM et les autres corps policiers québécois, le cas échéant, modifient leurs règlements sur la discipline interne de façon à ce que toute omission, sans motif raisonnable, d’user de techniques de désescalade lors d’interventions auprès de personnes en crise devienne une infraction disciplinaire passible de sanctions allant de l’avertissement jusqu’à la destitution.

La Ville de Montréal a répondu en invoquant le paragraphe 4 de l’article 4 du Règlement sur la discipline interne des policiers et policières de la Ville de Montréal, lequel énonce que :

4. Le policier doit accomplir ses tâches consciencieusement, avec diligence et efficacité.

Notamment, le policier doit :

(…)

4. S’abstenir de faire preuve de négligence, d’insouciance ou d’incorrection dans l’accomplissement du travail ;

De l’avis de la Ville de Montréal, « cet article est suffisamment large pour permettre de sanctionner un policier qui aurait commis un tel manquement, en autant que ce manquement puisse être qualifié de faute disciplinaire. Il n’est donc pas nécessaire d’inclure un article spécifique sur la désescalade dans le Règlement ».

De l’avis de la CRAP, cet article est plutôt si large qu’il y a fort lieu de douter que les policiers du SPVM l’interprètent de façon à comprendre qu’ils sont soumis à une obligation de faire usage de techniques de désescalade lors d’interventions auprès de personnes en crise. En fait, la réplique de la Ville de Montréal ne fait que confirmer que le SPVM se montre encore trop allergique envers les notions de désescalade.

La Ville de Montréal a également balayé du revers de la main une idée de recommandation de la CRAP voulant que le SPVM prévoit que les policiers de l’Équipe de soutien aux urgences psychosociales (ÉSUP) et de l’Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance (ÉMRII) patrouillent en civil, à bord de véhicules banalisés.

« Cette recommandation, écrit la Ville de Montréal, est non pertinente en l’espèce d’autant plus que ni l’ESUP, ni EMRII ne sont intervenus auprès de M. Magloire. Par ailleurs, il serait inopportun que les policiers œuvrant au sein de ces équipes mixtes patrouillent en civil pour les raisons exprimées par Laurent Dyke lors de son témoignage, plus particulièrement la nécessité d’éviter toute confusion pour le suspect quant au rôle assumé par l’intervenant versus celui confié au policier ».

Or, dans son plan d’argumentation, la Ville de Montréal a écrit qu’Alain Magloire aurait tenté de s’en prendre à l’agente Jeanne Bruneau « pour l’unique raison qu’elle était une policière en uniforme ». Ce qui nous fait dire, en laissant de côté les doutes que nous avons par rapport à la version de l’agente Bruneau, que si la policière avait plutôt été habillée en civil, elle aurait été moins à risque.

La Ville de Montréal et son service de police devraient donc y penser à deux fois avant de rejeter l’idée de mettre de côté de l’uniforme de police dans certaines circonstances. D’ailleurs, ce ne sont certainement pas les patrouilleurs du SPVM qui vont s’en plaindre, eux qui ne ménagent aucun effort pour démontrer le peu d’attachement qu’ils ont envers leur uniforme officiel depuis les deux dernières années…

Passons maintenant à la réplique de Me Pierre Dupras, avocat de l’agent Mathieu Brassard. L’avocat, qui a déjà été membre de la GRC, n’avait pas plus de bons mots à dire au sujet du mémoire de la CRAP. Il a déploré que « le scripteur du mémoire s’autorise à commenter et critiquer longuement l’action policière du 3 février 2014 », qualifiant par ailleurs ces commentaires de « réquisitoire tous azimuts contre l’agir de l’ensemble des policiers ».

Jugeant que « la rubrique "Commentaires sur l’intervention policière" déborde nettement de ce que le coroner a autorisé comme participation à cette coalition », Me Dupras a invité le coroner Malouin à « ne pas en tenir compte ».

« Nous vous mettons, bien respectueusement, en garde contre les excès de langage et les nombreuses conclusions bancales contenues dans cette rédaction », de conclure l’avocat, sans citer aucun passage particulier du mémoire de la CRAP.

Me Gérald Soulière, avocat de la Fraternité des policiers et policières de Montréal, a tenu lui aussi à répliquer au mémoire de la CRAP, en affichant toutefois par moments un jugement plus nuancé que celui de la Ville et de Me Dupras.

« Les sources utilisées par la Coalition, journalistiques ou autres, n’ont pas été mises en preuve devant le Coroner. À cet effet, elles constituent des sources indirectes et nettement moins fiables que les témoignages rendus à l’audience par les personnes impliquées dans les évènements du 3 février 2014 et les documents déposés à l’enquête », fait valoir l’avocat.

Me Soulière estime que l’on ne peut « reprocher aux policiers de ne pas avoir utilisé les techniques adéquates en matière de santé mentale » lors de l’intervention du 3 février 2014, notamment les techniques de désescalade.

« La Coalition, dans son analyse des faits et dans sa critique de l’intervention policière, prend pour acquis que les policiers savaient ou auraient dû savoir que monsieur Magloire souffrait de troubles mentaux. Or, tel qu’il en est ressorti lors de l’audience, les policiers n’avaient jamais eu affaire à monsieur Magloire et ne connaissaient aucunement son dossier et ses antécédents médicaux », écrit l’avocat.

Il est cependant inexact de prétendre que la CRAP ait prit « pour acquis que les policiers savaient qu'ils avaient affaire à une personne atteinte de maladie mentale ».

En effet, à aucun endroit dans le mémoire de la CRAP on ne retrouve une telle affirmation.

En fait, à la page 32 du mémoire de la CRAP, il est plutôt reproché aux policiers impliqués de ne pas avoir tenté de déterminer l’état mental d’Alain Magloire durant l’intervention, ce qui est bien différent que de tenir « pour acquis que les policiers savaient qu'ils avaient  affaire à une personne atteinte de maladie  mentale ».

Il est également faux d’affirmer, comme le fait Me Soulière, que « les policiers n’avaient jamais eu affaire à monsieur Magloire » avant le 3 février 2014.

La preuve entendue durant l’enquête publique a en effet au contraire révélée que l’agent Mathieu Brassard avait participé à l’arrestation d’Alain Magloire pour une affaire de méfait, en 2012.

Comment Me Soulière peut-il également affirmer « [qu’]à aucun moment les policiers n’ont eu l’occasion d’entrer en contact avec monsieur Magloire et d’appliquer lesdites méthodes d’intervention auprès de personnes en crise » alors que la preuve vidéo indique clairement que les policiers impliqués se tenaient à seulement quelques mètres de distance d’Alain Magloire pratiquement tout au long de l’intervention.

En fait, ce ne sont pas les occasions « d’entrer en contact » qui ont manqués, mais plutôt la volonté d’établir ce contact. Rien n’empêchait en effet les policiers impliqués d’utiliser une approche moins confrontationnelle que celle consistant à essayer d’obtenir la soumission en hurlant des ordres tout en braquant leurs armes à feu en direction d’Alain Magloire.

« Les méthodes à utiliser, notamment les techniques de désescalade, sont adéquates lorsque la personne n’est ni armée ni agressive et qu’un contact est possible ce qui n’était malheureusement pas le cas dans les faits qui nous occupent », ajoute l’avocat de la Fraternité.

Mais si la personne en crise « n’est ni armée ni agressive », y a-t-il vraiment une situation à « désescalader » ? Autrement dit, la notion de désescalade n’implique-t-elle pas nécessairement que la personne visée par l’intervention doit faire montre à tout le moins d’agressivité, ne serait-ce que verbalement ? À cette question, la CRAP répond « oui ».

L’avocat de la Fraternité a aussi commenté la proposition mise de l’avant par la CRAP à l’effet de permettre aux civils de jouer un rôle accru lors des interventions auprès de personnes en crise.

« La Fraternité tient à souligner que les policiers ne cherchent pas à tout prix à intervenir auprès des personnes atteintes de troubles mentaux, mais ils se doivent de le faire lorsqu’on fait appel à eux pour préserver la sécurité publique », écrit d’abord Me Soulière.

« La Fraternité, ajoute-t-il, n’est pas fermée à de nouvelles approches dans les interventions auprès de personnes souffrant de maladies mentales. Nous croyons néanmoins que la présente affaire n’était pas un cas permettant l’implication de personnes civiles et qu’il importe d’être prudent avant de faire de telles recommandations, car aucune preuve n’a été faite pendant l’enquête sur la façon de les faire ».

Contrairement à la Ville, la Fraternité n’a pas plaidé que la question de la formation policière échappe au mandat du coroner Malouin. Me Soulière va même jusqu’à se dire d’accord avec les prises de position de la CRAP et de Me René Saint-Léger, avocat des enfants d’Alain Magloire, sur l’enjeu de la formation policière.

« Nous croyons donc, et sommes d’accord avec la Coalition et Me Saint-Léger sur ce point, une meilleure formation sur la santé mentale et l’enseignement des techniques de désescalade à plus haut niveau ne peuvent que s’avérer bénéfiques pour les interventions policières. D’autant plus que la ville de Montréal est particulièrement sujette à des cas problématiques impliquant des personnes atteintes de troubles mentaux », note-t-il.

Me Soulière invite par ailleurs le coroner Malouin à « s’abstenir de se prononcer sur l’utilisation de l’arme à impulsion électrique, ci-après Taser, étant donné qu’une telle arme n’a pas été utilisée lors de l’intervention et que la preuve de son fonctionnement et de ses effets n’ont été que brièvement abordés lors de l’enquête ».

« Il en est de même pour les effets du poivre de Cayenne puisque l’utilisation de cette arme intermédiaire s’est avérée inefficace dans les circonstances. Comme le décès de monsieur Magloire n’est aucunement relié aux armes intermédiaires, nous croyons que leur utilisation et/ou interdiction ne devraient pas faire l’objet de commentaires dans votre rapport », fait valoir l’avocat de la Fraternité.

Me Soulière n’a pas non plus vu d’un bon œil l’idée de recommandation de la CRAP à l’effet que l’Assemblée nationale modifie Loi sur la police de façon à créer une obligation d’user de techniques de désescalade lors d’interventions policières auprès de personnes en crise.

« Nous comprenons, écrit-il, qu’il est souhaitable que les techniques de désescalade soient mieux intégrées dans les formations policières mais nous nous opposons à la modification de la Loi sur la police pour que soit créé une telle obligation. Cela imposerait un fardeau injustifié aux policiers puisqu’il peut être difficile voire impossible de déterminer dans certains cas si la personne est en crise ou souffre de troubles mentaux. Une telle obligation ouvrirait donc la porte à des sanctions déontologiques non justifiées ».

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Le rapport du coroner Malouin sur les causes et circonstances du décès d’Alain Magloire a été rendu public le 7 mars 2016.

Le document renferme malheureusement plusieurs erreurs, tant et si bien que la CRAP n’a vu d’autre choix que d’écrire directement au coroner Malouin pour les lui signaler et demander d’y apporter les correctifs appropriés.

D’abord, à la page 4, on peut lire ce qui suit :

[Alain Magloire]  a  déposé  ses  sacs  sur  le  sol  et  s'est  avancé  en  brandissant  le  marteau vers  les quatre  policiers.  Ces  derniers  ont  reculé  dans  la  rue  Berri  pour éviter  tout  contact physique.

Le dictionnaire Larousse en ligne offre les définitions suivantes du verbe brandir :

Lever dans la main une arme, un objet d'un geste menaçant : Brandir une hache.

Agiter un objet en l'air pour attirer l'attention.

Or, la bande vidéo des derniers instants d’Alain Magloire montre autre chose.

On y voit en effet qu’Alain Magloire ne brandit aucunement son marteau lorsqu’il marche en direction des policiers, les images montrant plutôt qu’il le tient le long de sa jambe droite, la tête de l’outil pointant apparemment vers le sol. Les images de la vidéo, qui a d’ailleurs été visionnée maintes fois durant les audiences de l’enquête publique, sont sans équivoque sur ce point.

La policière Jeanne Bruneau a d’ailleurs reconnue durant son témoignage qu’Alain Magloire n’avait pas brandi son marteau entre le moment où il a déposé ses sacs au sol et celui où l’auto-patrouille conduite par l’agent Côté est entrée en contact avec lui.

Notons d’ailleurs que l’avocat de la Fraternité a fait la même erreur puisqu’il a écrit dans son argumentation qu’Alain Magloire « se met en position d’attaque brandissant le marteau dans les airs et commence à avancer vers les policiers de manière agressive », après avoir enlevé ses sacs à dos, une affirmation par ailleurs reprise à deux endroits dans son document.

La mémoire d’Alain Magloire mérite certainement mieux qu’un rapport officiel dépeignant de manière erronée les gestes qu’il a posé durant les derniers moments de sa vie, a fait valoir la CRAP dans sa lettre au coroner Malouin.

Ce n’est pas là la seule erreur factuelle que la CRAP a relevée dans le rapport du coroner Malouin.

À la page 17, on peut y lire que les policiers impliqués dans l’intervention du 3 février 2014 n'avaient jamais eu affaire à Alain Magloire par le passé, une affirmation qui, telle que spécifiée ci-haut, a été contredite par la preuve entendue durant l’enquête publique.

Le coroner Malouin a ainsi répété la même erreur que l’avocat de la Fraternité a faite dans sa réplique au mémoire de la CRAP.

Il y a d’ailleurs de se demander si le coroner Malouin n’a pas fait du copier-coller avec certains des arguments soumis par Me Soulière.

Ainsi peut-on lire ce qui suit à la page 17 du rapport du coroner Malouin :

Or, les prémisses à la base de ces recommandations sont fausses. La Coalition n'analyse pas les faits objectivement, tenant pour acquis que les policiers savaient qu'ils avaient affaire à une personne atteinte de maladie mentale.

Pourtant, la preuve a bien démontré que jamais les policiers n'ont su qu'ils avaient affaire à une personne atteinte de maladie mentale. Ils ne connaissaient pas M. Magloire ni n'avaient eu affaire à lui dans le passé. Ils avaient affaire à une personne agressive, qui ne collaborait pas, mais dont l'état aurait très bien pu découler de la prise de drogue.

Tel que rapporté ci-haut, cette affirmation voulant que la CRAP aurait tenu « pour acquis que les policiers savaient qu'ils avaient affaire à une personne atteinte de maladie mentale », que l’on retrouve également dans la réplique écrite de l’avocat de la Fraternité, brille par son absence dans le mémoire de la CRAP.

Le fait que le coroner Malouin ait repris cette seconde affirmation erronée de Me Soulière est d’autant plus décevant que le coroner s’en sert pour s’abstenir de se prononcer sur ne serait-ce qu’une seule des 38 idées de recommandations que la CRAP a mise de l’avant dans son mémoire.

Car même si la CRAP avais fait l’erreur d’écrire que les policiers impliqués savaient qu’Alain Magloire était atteint de problèmes de santé mentale, cela ne devrait pas empêcher le coroner Malouin d’évaluer le bien-fondé de ces idées de recommandations.

À la page 61 de son rapport, le coroner Malouin dit du mémoire de la CRAP que celui-ci « repose  presque  exclusivement  sur  des  éléments factuels  rapportés  hors  les  audiences  publiques ».  On reconnait là un autre argument soulevé par Me Soulière, soit celui à l’effet que « les sources utilisées par la Coalition, journalistiques ou autres, n’ont pas été mises en preuve devant le Coroner ».

« Je  ne  peux  tenir  compte de  ces faits.  Je  dois fonder  le  présent  rapport  sur  les  faits qui  ont  été  mis  en  preuve devant  moi  et  uniquement  sur  ceux-ci », écrit le coroner Malouin.

Or, comme l’a écrit la CRAP dans sa lettre, le coroner Malouin se contredit lorsqu’il affirme qu’il doit fonder son rapport « uniquement » sur les faits qui ont été mis en preuve devant lui durant son enquête, pour ensuite indiquer, plus bas sur la même page, qu’il a malgré tout décidé de tenir compte de rapports qui ont été rendus publics après la fin des audiences, soit celui de la Ville de Montréal sur le dénombrement des personnes itinérantes, à Montréal, et celui du Mouvement pour mettre fin à l'itinérance à Montréal.

Puisque le coroner Malouin a fait le choix de prendre en considération des documents qui n’existaient pas au moment des audiences, force est alors de constater que le simple fait que les éléments factuels énoncés dans le mémoire de la CRAP n’aient jamais été mis en preuve durant l’enquête publique ne saurait, à lui seul, constituer un motif valable pour exclure toute référence à ceux-ci dans le rapport d’enquête.

C’est d’autant plus vrai que le coroner Malouin a lui-même décidé de citer, à la page 19 de son rapport, deux documents auquel le mémoire de la CRAP a fait allusion, et ce, sans qu’ils n’aient été mis en preuve devant durant l’enquête publique.

Par ailleurs, contrairement à ce qui est suggéré à la page 16 du rapport du coroner Malouin, la CRAP n’a jamais affirmé dans son mémoire « que les policiers ne devraient jamais avoir le droit d'utiliser une arme à feu lorsqu'ils interviennent auprès d'une personne atteinte de maladie mentale ». En fait, il s’agit plutôt d’une idée mise de l’avant par Me Saint-Léger.

Notons que le coroner Malouin a pris le temps de répondre à la lettre de la CRAP.

« Malgré la teneur de votre lettre, je ne vois aucune utilité à modifier mon rapport d’enquête, l’essentiel des faits étant bien rapportés. Les nuances que vous apportez ne changent en rien mes conclusions finales quant à l’intervention policière et les recommandations qui en découlent », écrit-il.

Ainsi en a décidé le coroner Malouin.

On ne pourra pas reprocher à la CRAP de ne pas avoir essayé.

 

 

Source :

(1) TVA Nouvelles, « Abattu par un policier du SPVM - La mort d'André Benjamin était-elle évitable? », Yves Poirier, Publié le 26 avril 2016 à 18:35 - Mis à jour le 26 avril 2016 à 18:37.

(2) Journal de Montréal, « Un homme suicidaire possiblement armé abattu par un policier du SPVM », Maxime Deland, MISE à JOUR Lundi, 25 avril 2016 09:40.

(3) La Presse, « L'homme blessé par balles lors d'une intervention du SPVM est décédé », Philippe Teisceira-Lessard, Publié le 25 avril 2016 à 09h52 | Mis à jour à 14h14.

(4) Journal de Montréal, « Le conjoint de l’homme tué par des policiers ne comprend pas », Frédérique Giguère et Hugo Duchaine, MISE à JOUR Lundi, 25 avril 2016 23:20.

(5) Radio-Canada, « Un homme meurt lors d'une opération du SPVM, la SQ enquête », Publié aujourd'hui à 8 h 13 | Mis à jour à 14 h 15.

(6) TVA Nouvelles, «"Personne n'entre dans la police pour enlever la vie" », première publication 21 février 2012 à 10h26.

(7) Le Devoir, « Mort d'Alain Magloire - Le Taser comme "solution mitoyenne"? », Brian Myles, 22 janvier 2015.

(8) 98,5 fm, « Homme abattu à Montréal: le Taser Gun n'a pas fonctionné », Charles Payette, 26 avril 2016 à 08h51. Modifié à 09h09.

(9) 89.3 KPCC, “LA police expand Taser use, even though it's effective only half the time”, Annie Gilbertson, March 04 2016.

(10) CNW, « Plus de prévention, moins de pistolets Taser - L'Accueil Bonneau sur les recommandations  du coroner - mort d'Alain Magloire », 8 mars 2015.

(11) CNW, « Rapport du Coroner sur les circonstances du décès d'Alain Magloire - Le Taser n'est pas la solution, 8 mars 2016.

(12) Radio-Canada, « Mort d'Alain Magloire - Les soins de santé sont la clé, selon le coroner Malouin », Mise à jour le mardi 8 mars 2016 à 15 h 41 HNE.

(13) La Presse+, « Frappe antigang à Montréal-Nord - Des balles en plastique qui ne sont pas inoffensives », Louis-Samuel Perron, 2 avril 2016, p. 10.

(14) École nationale de police du Québec, Volume II –Intervention auprès des personnes, p. 8-16.

(15) Verdict of Coroner’s Jury, April 21 2016.

(16) Radio-Canada, « Enquête Magloire : un autre policier a craint pour sa vie », Mis à jour le 14 janvier 2015 à 15 h 14.

(17) The Daily Mail, “The moment thirty riot police tackled machete-wielding man with a wheelie bin”, Updated: 16:54 GMT, 20 May 2011.

(18) La Presse, « Drame à Lac-Simon - Que s'est-il vraiment passé? », Gabrielle Duchaine, Mis à jour le 08 avril 2016 à 11h42.