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« Le rapport du coroner du Québec : Un discours complexe de déresponsabilisation policière sur les décès causés par le SPVM » : voilà le titre de la maîtrise que Linda Michel a soumise cette année à la Faculté des études supérieures et postdoctorales dans le cadre des exigences du programme de Maîtrise ès arts en criminologie de l’Université d’Ottawa.
Dans sa thèse, l’auteure décortique onze rapports d’investigation et trois rapports d’enquête publique du coroner, lesquels examinent les causes et circonstances de décès de citoyens qui sont tombés sous les balles de policiers du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), entre les années 2000 et 2014.
Contrairement aux enquêtes publiques, les investigations du coroner ne donnent pas lieu à des audiences publiques lors desquelles un témoin peut, par exemple, être contre-interrogé par les différents avocats impliqués dans le dossier (le procureur du coroner, l’avocat du policier impliqué, celui de la famille du défunt et des autres parties intéressées). Conséquemment, les rapports d’investigation sont généralement beaucoup moins exhaustifs que les rapports d’enquête publique.
Les onze rapports d’investigation en question traitent des décès suivants :
- Carl Ouellet, 34 ans, décédé le 31 mai 2000
- Stéphane Coulombe, 35 ans, décédé le 24 juin 2004
- Maurice Leblanc, 59 ans, décédé le 4 juillet 2005
- Vianney Charest, 51 ans, décédé le 9 juillet 2007
- Jean-Claude Lemay, 48 ans, décédé le 26 janvier 2011
- Patrick Saulnier, 26 ans, décédé le 6 février 2011
- Mario Hamel, 40 ans, décédé le 7 juin 2011
- Patrick Limoges, 36 ans, décédé le 7 juin 2011
- Farshad Mohammadi, 34 ans, décédé le 6 janvier 2012
- Jean-Francois Nadreau, 30 ans, décédé le 16 février 2012
- Robert Hénault, 70 ans, décédé le 8 août 2013
Quant aux trois rapports d’enquête publique, ils se rapportent aux décès suivants :
- Mohamed Anas Bennis, 25 ans, décédé le 1er décembre 2005
- Fredy Villanueva, 18 ans, décédé le 9 août 2008
- Alain Magloire, 41 ans, décédé le 3 février 2014
Notons que certains coroners ont signé plus d’un rapport dans la liste mentionnée ci-haut. Ainsi, le coroner Jean Brochu est l’auteur de trois des onze rapports d’investigation (soit ceux relatifs aux décès de Mario Hamel, Patrick Limoges et Farshad Mohammadi).
Pour sa part, la coroner Catherine Rudel-Tessier, aujourd’hui Coroner en chef du Québec, a rédigé un rapport d’enquête publique (celui sur le décès de Mohamed Anas Bennis) et deux rapports d’investigation (relatifs aux décès de Jean-Claude Lemay et de Patrick Saulnier).
Aux termes de son analyse, l’auteure de la thèse a produit un document de 128 pages, lequel cite par ailleurs le site web de la CRAP à titre de source d’information sur les décès de citoyens aux mains de la police.
La revue de la littérature amène l’auteure à classer les coroners enquêtant sur les décès de citoyens tués par le SPVM dans quatre grandes catégories, soit :
- le « coroner complice », de par sa partialité pro-police ;
- le « coroner sténographe », parce que ses rapports sont du copier-coller des rapports de police ;
- le « coroner inutile », au sens de son incapacité à présenter dans son rapport une version des événements autre que celle de la police;
- le « coroner sensibilisateur » ou « résistant », lorsque le rapport formule des critiques à caractère institutionnel.
Avant d’aller plus loin, voici quelques précisions sur le cadre législatif à l’intérieur duquel opèrent les coroners québécois. Notons d’abord que la Loi sur la recherche des causes et circonstances des décès stipule que le coroner ne peut se prononcer sur la responsabilité criminelle ou civile de quiconque. L’investigation ou l’enquête publique du coroner n’est donc pas un procès, le mandat du coroner se limitant à la recherche des causes et circonstances des décès, comme l’indique d’ailleurs le nom de la loi.
Toutefois, la loi permet également au coroner de formuler des recommandations visant une meilleure protection de la vie humaine. L’idée ici étant de trouver des moyens permettant d’éviter que des citoyens ne perdent la vie dans des circonstances similaires à l’avenir. Cependant, les recommandations du coroner n’ont pas force de loi. Il n’en tient donc qu’aux organismes visés par lesdites recommandations d’y donner suite ou non.
Des bonnes polices…
La thèse de maîtrise a le mérite d’adresser des critiques sans équivoques à l’égard des coroners enquêtant sur les décès de personnes tuées par le SPVM.
« Nous constatons, écrit l’auteure, que la prédominance de la version policière officielle dans les rapports […] Nous observons des copié-collé des rapports écrits des policiers impliqués dans le décès des civils ». En fait, « les rapports de police constituent la source principale des rapports d’investigation », note-t-elle.
Sachant cela, on pourra difficilement s’étonner du fait que « les policiers impliqués sont dépeints d’une façon plutôt positive » dans les rapports du coroner. Ainsi, l’auteure observe ce qui suit :
Nous remarquons également qu’en plus de mettre de l’avant le professionnalisme des policiers, les coroners présentent leur côté humain. Le discours des coroners dépeint des policiers patients, aidants qui se soucient des civils, même des plus « dangereux ». Les coroners ne tardent pas non plus à souligner les tentatives de sauvetage des policiers après qu’ils ont tiré sur le civil, montrant ainsi qu’ils ne cherchent pas à tuer le civil, mais seulement à neutraliser la menace.
Pour l’auteure, les coroners semblent boire jusqu’à la dernière goute les paroles des policiers.
« À aucun moment – ou presque – dans l’empirie, un coroner ne rapporte une contradiction dans le témoignage des policiers […] Malgré les mauvaises déclarations ou les contradictions dans les propos des policiers, la crédibilité de ces derniers reste intacte aux yeux des coroners », relève l’auteure, ajoutant :
Les témoignages des agents semblent être, selon les coroners, dénués de toute tromperie, de cachotteries ou même de problèmes de mémoire. Lorsqu’il y a contradiction dans leur témoignage, au lieu de le souligner, les coroners indiquent plutôt que la véracité de la déposition ne peut être établie par la preuve. Lorsqu’ils n’utilisent pas la preuve pour défendre le contredit, les coroners font passer les contradictions sous silence
En ce qui concerne le rapport d’enquête publique du coroner André Perreault sur les causes et circonstances du décès de Fredy Villanueva, l’auteure rapporte que le
coroner souligne explicitement les erreurs dans le témoignage d’un policier. Ce qui est intéressant est que cela n’incite pas le coroner à douter de la crédibilité du policier, surtout dans le cas de l’agent Lapointe. Contrairement à l’attitude qu’il adopte face aux civils tués et témoins avec une version différente de la version officielle, le coroner ne conteste pas la sincérité ou l’honnêteté des policiers, il se contente de souligner les contradictions.
Cette complaisance tranche nettement avec le traitement réservé aux témoins civils :
les témoins ayant une version différente de la version policière officielle sont présentés soit comme malhonnêtes, soit comme des individus qui ont quelque chose à cacher, soit qui sont à la recherche d’attention, soit qui sont confus ou encore qui n’ont tout simplement rien vu.
« Les témoins non policiers, lit-on aussi, sont absents de la plupart des rapports d’investigation. Selon nos analyses, neuf rapports d’investigation sur onze n’ont pas d’autres témoignages que ceux des policiers impliqués […] Le seul cas où le coroner fait référence aux propos des témoins est le rapport d’investigation sur le cas Hamel […] les propos des témoins rapportés par le coroner Brochu concordent tous avec la version policière officielle ».
… qui tuent des mauvais citoyens
L’auteure constate que l’attitude du coroner « face aux déclarations des policiers est absolument à l’opposé de celle qu’il adopte face à ceux des tiers impliqués ou extérieurs ».
« Nous observons une attribution explicite de la faute au civil décédé ou à un proche de ce dernier. À aucun moment les coroners n’ont imputé la faute à un agent du SPVM, écrit l’auteure. Les coroners justifient l’usage de la force létale par la présentation du civil tué comme un danger pour la société ».
Le seul bémol se situe au niveau du rapport du coroner Perreault sur le décès de Fredy Villanueva. L’auteure relève ainsi que « non seulement le coroner Perreault ne met pas en cause Fredy Villanueva, mais aussi qu’il ne le considère pas comme un voyou dangereux ». Cependant, elle constate aussi « que le coroner sous-entend que c’est le comportement de Dany Villanueva qui a mené l’agent Lapointe à faire usage de la force, ayant causé la mort de son frère ».
Les quelques rares bons mots du coroner Perreault au sujet de Fredy Villanueva constituent donc l’exception qui confirme la règle.
Pour ce qui est des autres rapports du coroner sous étude, l’auteure écrit « [qu’]en adoptant les termes employés par les enquêteurs policiers, les coroners soulignent eux aussi que le civil décédé est plus un suspect qu’une victime à leurs yeux. ». Ainsi,
dans la présentation des circonstances du décès et l’analyse du coroner, le civil n’est présenté qu’à partir de ses antécédents criminels, ses antécédents médicaux, sa maladie ou encore le crime qu’il a commis lorsqu’il est interpellé. D’ailleurs, nous observons que dans les rapports du coroner, une importance particulière est mise sur le parcours médical et/ou criminel du civil.
Or, lorsque le décédé ne possède pas d’antécédents, les coroners présentent très peu ou pas du tout ce dernier. C’est le cas de Patrick Limoges et Fredy Villanueva. Il est donc rare de voir une présentation du parcours scolaire, professionnel ou encore amoureux de la personne décédée. À travers la présentation de base du civil tué, ou à partir de caractéristiques bien précises, les coroners ne nous présentent pas un civil comme les autres, mais plutôt une menace qui doit être neutralisée par la police.
Bref, pour l’auteure, quand les coroners n’ont rien de mauvais à dire sur la victime de son vivant, alors ils préfèrent aussi bien ne rien dire.
Certains coroners utilisent aussi la notion du « public en danger » pour « justifier les tirs des policiers dans les lieux publics ». L’auteure ne se montre cependant guère convaincue :
Tout d’abord, dans les six rapports du coroner utilisant cette justification, l’accent est mis sur le danger que le civil représente pour les civils présents lors de l’intervention. Or, dans aucun des cas le civil ne s’est attaqué à un passant ou à un civil présent. Dans les cas Hamel, Magloire ou Mohammadi, les coroners mentionnent que lors des événements, les hommes ont croisé plusieurs passants, sans se préoccuper de ceux-ci.
De plus, la justification fondée sur la protection du public « est difficile à soutenir puisque Patrick Limoges a justement été atteint par une balle policière perdue lors de l’intervention qui a aussi coûté la vie à Mario Hamel ». Or, malgré cela, « le coroner Brochu n’aborde pas la question de la balle perdue. Il analyse plutôt la question sous un aspect déresponsabilisant, soit le manque de formation aux tirs ».
Dans d’autres rapports, les coroners invoquent plutôt les intentions supposément suicidaires de la personne décédée, un phénomène controversé surnommé « suicide par policier interposé » et mieux connu sous l’appellation de « suicide by cop ».
« La coroner Rudel-Tessier, écrit l’auteure, affirme que l’état d’intoxication de M. Lemay de même que ses antécédents criminels constituent des indices suffisants pour indiquer le désir du civil de mourir sous les balles policières […] Rappelons toutefois que monsieur Lemay tentait de s’enfuir lorsque l’agente du SPVM a fait feu sur lui ».
Dans le rapport d’investigation sur le décès de Stéphane Coulombe, le coroner Claude Paquin écrit quant à lui que ce jeune homme décédé sous les balles de la police « a été victime de sa maladie », laquelle est décrite comme étant vraisemblablement « une psychose paranoïde non traitée ».
Tué par la police, mais « victime de sa maladie »… cherchez l’erreur !
Halte à la dépendance à la police
L’auteure constate donc une « justification systématique de l’usage policier de la force létale » de la part des coroners.
« Les coroners, note-t-elle, tiennent un discours responsabilisant à l’égard des civils et un discours de déresponsabilisation envers les policiers […] Il semblerait que le coroner soit finalement seulement là pour cautionner l’action policière et calmer l’opinion publique lorsqu’un policier tue un civil ».
Certes, l’auteure reconnait que certains coroners formulent des critiques à l’endroit de l’institution policière, notamment au niveau de la formation de ses membres, de la qualité de ses ressources et de « l’inefficacité des enquêtes de la police sur la police ».
Ces critiques occasionnelles paraissent plutôt timides et peu porteuses de changement en profondeur. L’auteure note ainsi
l’absence de remise en question du port d’arme dans la police. Non seulement le coroner n’abordait-il pas la question du port d’arme, mais il indiquait le plus souvent que celle-ci était la seule option à la disposition des policiers dans les situations analysées.
De plus, si la police peut parfois essuyer des remontrances en tant qu’institution, il n’en demeure pas moins que les policiers responsables de décès de civils s’en tirent indemnes dans les rapports du coroner examinés par l’auteure.
Heureusement, l’auteure avance des pistes de solutions pour briser cet insupportable statu quo :
Ainsi, notre étude nous a permis de réaliser que le Bureau du coroner du Québec n’était indépendant qu’en théorie. Que ce soit dans sa dépendance aux enquêtes de police ou encore dans son travail de déresponsabilisation des policiers, nous concluons qu’il reste un travail considérable à faire pour que le Bureau du coroner du Québec puisse mener des enquêtes indépendantes et crédibles dans ce type de dossiers. Tout d’abord, il faudrait dissoudre ce partenariat bien trop rapproché entre la police et le Bureau du coroner. Dans les cas où les policiers causent le décès de civil, afin de ne plus être dépendant des rapports de police, le Bureau du coroner du Québec devrait travailler avec des enquêteurs qui ne font pas partie de l’institution policière. Ensuite, le Bureau du coroner du Québec devrait engager des acteurs de prévention et des candidats avec une formation académique autre que médicale ou légale. Nous pensons qu’un coroner avec une formation en sciences sociales pourrait par exemple mener une enquête moins formatée ou en tout cas moins orientée.
En outre, ajoute l’auteure
nous observons l’absence d’un contrepoids que peuvent amener des acteurs, tels que des chercheurs et spécialistes ne faisant pas partie de l’organisation policière, des groupes luttant pour les droits de l’homme ou encore des groupes de pression contre la brutalité policière.
Mais existe-t-il seulement une volonté au Bureau du coroner pour cesser de déresponsabiliser les flics qui tuent des civils ?