Ce texte a d’abord été publié sur Pivot, le 16 octobre 2024 : https://pivot.quebec/2024/10/16/cent-soixante-huit-deces-zero-accusation/
Cent soixante-huit décès, zéro accusation
L’impunité policière atteint de nouveaux sommets au Québec depuis l’arrivée du Bureau des enquêtes indépendantes.
Par Alexandre Popovic
La nouvelle est passée plutôt inaperçue. Le mois dernier, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a annoncé qu’aucune accusation ne sera portée contre l’agent du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) qui a abattu de trois balles Ronny Kay, 38 ans, à L’Île-des-Sœurs, le 17 septembre 2022.
Un décès de plus qui s’ajoute à une longue liste que je mets à jour depuis nombre d’années sur le site Web de la Coalition contre la répression et les abus policiers. Cela me permet de dire qu’un total de 168 personnes sont décédées aux mains de la police au Québec depuis le 27 juin 2016, jour où le Bureau des enquêtes « indépendantes » (BEI), chargé d’enquêter sur la police et ses manquements, est devenu opérationnel.
De ce nombre, 65 personnes sont décédées lors d’une intervention policière, dont 54 après l’utilisation de la force par la police. À cela s’ajoutent quinze décès en détention, 33 décès lors d’incidents routiers impliquant un véhicule de police et 55 suicides aux mains de la police.
Voilà qui fait beaucoup de proches en deuil. Beaucoup de douleur, mais zéro accusation. Car pas un seul flic n’a été inculpé au criminel pour l’un ou l’autre de ces nombreux décès.
S’il est vrai qu’il revient au DPCP d’accuser ou non, il reste que c’est à partir du dossier d’enquête du BEI que la décision est prise.
Comprenez-moi bien : je ne dis pas que ça prend un procès à chaque décès. Mais si je me limite au SPVM, plusieurs bavures m’apparaissent nettement condamnables.
Je pense au constable Philippe Bertrand qui a tiré trois balles dans le dos de Nicholas Gibbs, 23 ans, le 21 août 2018.
Au constable Vincent Rodier qui a tiré deux balles derrière la tête de Noam Cohen, 27 ans, le 15 juin 2017.
Voilà qui fait beaucoup de proches en deuil. Beaucoup de douleur, mais zéro accusation.
Aux constables Jérôme Babin, Karine Bujold, Jérôme Brassard et Alexandre Bélair qui ont brutalisé à mort Koray Kevin Celik, 28 ans, le 6 mars 2017. Fait particulier, le Tribunal administratif de déontologie policière a ici jugé qu’il y avait matière à procès pour force excessive, contredisant ainsi les conclusions du DPCP.
Je pense aussi aux constables Mathieu Paré et Dominic Gagné qui ont été trouvés coupables en déontologie d’avoir menti au BEI durant l’enquête sur le décès de David Kalubi, 23 ans, sans jamais être accusés au criminel. Mentir à la police, c’est pourtant bel et bien criminel. Et le BEI est bel et bien un corps de police spécialisé (comme l’UPAC).
Vraiment, si on adaptait les enquêtes « indépendantes » du BEI en télésérie policière, ça serait un flop monumental. Quel intérêt pour l’auditoire quand on connait déjà la fin avant même d’avoir visionné la première minute du premier épisode de la première saison?
Il y aurait là autant de suspense que dans une mauvaise joke où le punch est écrit dans le ciel en fluo.
Toujours mieux qu’un gros zéro
Avant le BEI, le SPVM enquêtait sur la Sûreté du Québec et la SQ enquêtait sur le SPVM quand il y avait décès aux mains de la police. Il arrivait aussi que le Service de police de la Ville de Québec (SPVQ) hérite d’un dossier.
L’Assemblée nationale a mis le holà en 2013 en adoptant la loi créant le BEI.
En attendant l’arrivée du BEI en 2016, le SPVM, la SQ et le SPVQ ont continué à enquêter. Durant ce laps de temps, cinq flics ont été accusés au criminel pour leur rôle respectif dans le décès d’autant de citoyens.
La dernière chose que souhaite le BEI, c’est qu’un flic soit inculpé pour le décès d’un·e citoyen·ne, chose qu’il évite comme la peste.
L’agent Simon Beaulieu du SPVQ a été inculpé de négligence criminelle et de conduite dangereuse ayant causé la mort du cycliste Guy Blouin, 48 ans, le 3 septembre 2014. Il sera acquitté.
L’agent Christian Gilbert du SPVM a été inculpé d’homicide involontaire pour avoir tiré une balle de plastique à la tête de Bony Jean-Pierre, 46 ans, à Montréal-Nord, le 31 mars 2016. Lui aussi sera acquitté.
L’agent Patrick Ouellet de la SQ a été inculpé de conduite dangereuse ayant causé la mort du jeune Nicholas Thorne-Belance, cinq ans, à Saint-Hubert, 13 février 2014. Il sera déclaré coupable, un verdict confirmé en appel.
Le sergent Éric Deslauriers de la SQ a été inculpé d’homicide involontaire pour avoir abattu un adolescent de 17 ans – dont l’identité est maintenant frappée d’un interdit de publication – à Sainte-Adèle, le 22 janvier 2014. D’abord trouvé coupable, il sera acquitté au terme d’un second procès.
L’agente Isabelle Morin du SPVQ a été inculpée de conduite dangereuse ayant causé la mort du motocycliste Jessy Drolet, 38 ans, le 10 septembre 2015. D’abord acquittée, elle sera trouvée coupable à son second procès, un verdict maintenu en appel.
C’est pas des tonnes, mais c’est toujours plus que le BEI.
Les enquêtes bidon d’une police bidon
On s’attend généralement de la police qu’elle détecte les infractions et cherche à en appréhender leurs auteur·es.
Mais contrairement aux autres corps policiers, le BEI, lui, s’abstient de recommander au Directeur des poursuites criminelles et pénales de porter des accusations. Le BEI se contente de « ramasser » la preuve et de la remettre au DPCP, pour citer le témoignage que Sylvain Ayotte, l’ex-directeur adjoint de l’organisme, a rendu à la Cour du Québec, en décembre 2020, dans le cadre d’une poursuite civile intentée par la famille Celik contre le BEI.
La dernière chose que souhaite le BEI, c’est qu’un flic soit inculpé pour le décès d’un·e citoyen·ne, chose qu’il évite comme la peste.
Défiant toute logique, le BEI va jusqu’à prétendre que ses enquêtes ne sont pas criminelles. C’est ce qu’a soutenu Mélissa Amélie Plourde, superviseuse du BEI, en Cour supérieure, en mai 2022, lors d’un recours intenté par des syndicats policiers. Le DPCP se sert pourtant des rapports d’enquête du BEI pour appliquer le droit criminel.
Autre révélation de Plourde : pour le BEI, les flics visés par ses enquêtes « indépendantes » ne sont pas considérés comme des suspects, sauf en de rarissimes exceptions. Je connais seulement deux cas où un flic s’est vu attribuer le statut de suspect lors d’une enquête « indépendante » du BEI. Deux fois sur un total 422 enquêtes « indépendantes ».
Comment le BEI décide qu’un flic sous enquête n’est pas suspect? À partir du compte-rendu que le flic impliqué a lui-même rédigé. Hé oui, telle a été la réponse de Plourde. Bien sûr, les flics ne sont généralement pas assez stupides pour s’auto-incriminer par écrit. De son côté, le BEI joue les imbéciles en ne voyant rien de suspect, rien de criminel.
Si le chien est le meilleur ami de l’homme, le BEI est sûrement le meilleur ami du flic.