Les flics de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) ont le pouvoir de décider qui peut entrer ou sortir du Canada : ce sont les « doormen » de la nation.
Chaque année, l’Agence détient des milliers de personnes migrantes, y compris mineures, la majorité du temps sous le seul motif qu’elles se « soustrairont vraisemblablement » à un contrôle ou une procédure d’immigration.
Souvent détenues dans des prisons à sécurité maximale, ces personnes migrantes subissent des fouilles à nu et des confinements en cellule sans accès aux douches, à la cour, aux téléphones ou aux visites du monde extérieur. Le tout, sans durée limite.
C’est ça, « le plus meilleur pays du monde »?
Certain·es n’ont malheureusement pas survécu à leur détention. Le plus récent décès est celui de Colin Grey, 63 ans, détenu parce que l’ASFC a bêtement confondu ses symptômes de diabète de type 2 avec de l’ivresse au volant.
L’ASFC utilise aussi des personnes migrantes comme indics, c’est-à-dire comme sources lui fournissant des renseignements destinés à fliquer encore plus les frontières. C’est ce que révèle un rapport d’examen de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (OSSNR), un organisme fédéral, sur le Programme des sources humaines confidentielles de l’Agence, rendu public le 20 décembre 2024, donc juste avant la période des fêtes.
Être indic, c’est risqué et peut constituer un facteur réduisant l’espérance de vie. Mais ça semble être le cadet des soucis de l’ASFC. La procédure d’évaluation des risques pour les indics, quand il y en a, est souvent prise à la légère par la police des frontières.
Le rapport de l’OSSNR démontre que des personnes migrantes sont garrochées dans la gueule du loup sans parachute par une ASFC qui mise sur un bassin de main-d’œuvre souvent vulnérable, manipulable et exploitable pour obtenir des petits tuyaux susceptibles de faire à la fois avancer des carrières et grimper des salaires de flics des frontières à l’éthique élastique.
Et la réalité risque d’être pire que les aberrations décrites par l’OSSNR. Car l’ASFC néglige de bien documenter ses pratiques en la matière.
La sous-documentation de l’ASFC est d’ailleurs critiquée dans un rapport d’examen précédent de l’OSSNR, celui-là portant sur le programme de ciblage des passager·es aérien·nes de la police des frontières. Dans ce dossier, faute de documentation adéquate, l’OSSNR n’a pas été en mesure de se prononcer sur la conformité ou non de l’ASFC à l’égard de ses obligations légales lui interdisant toute discrimination illicite.
L’OSSNR est donc facilement laissée dans la brume, donnant ainsi à ses procédures d’examen le trajet d’un survol en surface plutôt qu’une plongée en profondeur.
Mauvais voisinage
Il est utile de rappeler le contexte dans lequel l’ASFC est apparue. Pour cela, il faut revenir à l’époque des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis.
Dans les jours ayant suivi l’hécatombe, des médias mainstream américains ont fait circuler la thèse voulant que les terroristes seraient entrés aux États-Unis via le Canada. Bien que démentie par l’enquête américaine sur les attentats, la légende urbaine s’est révélée tenace.
La paranoïa américaine a eu pour conséquence immédiate la fermeture de la frontière commune. La méfiance était telle que Washington jonglait avec l’idée de déployer des douanier·es américain·es armé·es en sol canadien. La fin de la souveraineté canadienne était alors ouvertement évoquée.
Ottawa a donc tenté de calmer les angoisses sécuritaires de la plus grande puissance militaire de la planète, qui nous sert de voisine. Ainsi fut créée en 2003 l’Agence des services frontaliers, entre autres choses.
Le gouvernement canadien fait de la lèche pour satisfaire les caprices américains.
Le fédéral a aussi jugé prioritaire de fournir des pistolets semi-automatiques à l’ASFC, ce que le gouvernement Harper a décidé de faire dès l’année de son arrivée au pouvoir en 2006, alors que son ancêtre, l’Agence des douanes et du revenu du Canada, s’acquittait pourtant des mêmes fonctions sans que ses membres portent de flingue à la ceinture. Rien pour déplaire aux fanatiques d’armes à feu qui sont légion aux États-Unis…
Deux décennies plus tard, c’est maintenant au tour de trump* d’instrumentaliser la frontière comme bouc émissaire, bien qu’il la qualifie désormais de « ligne artificiellement tracée ». D’Al-Qaïda jusqu’au fentanyl, c’est toujours la faute du Canada, semble-t-il. Car c’est bien connu, les États-Unis n’ont jamais rien à se reprocher.
Aujourd’hui comme hier, le gouvernement canadien fait de la lèche pour satisfaire les caprices américains. Suite au chantage tarifaire de trump, Ottawa va ainsi gâter l’ASFC en nouveaux chiens renifleurs et nouvelles technologies – outils d’imagerie, intelligence artificielle et analyseurs chimiques portatifs –, des nouvelles dépenses totalisant 355,4 millions $.
Désireuse de profiter de l’aplaventrisme fédéral, l’Alliance de la fonction publique du Canada, le syndicat des employé·es de l’ASFC, y est allée de sa propre liste d’épicerie en empruntant à la rhétorique insécuritaire trumpiste. Le syndicat demande ainsi à Ottawa de « recruter plus de personnel » et « d’élargir le mandat » de l’Agence de façon à lui permettre d’intervenir partout au Canada.
Voilà qui s’appelle ambitionner.
Qui nous protège des douaniers?
L’ASFC mérite-t-elle d’être si choyée après avoir été éclaboussée par le scandale ArriveCAN, une application mobile dont le coût initial de 80 000 $ a explosé pour atteindre au moins 59,5 millions $, alors que plusieurs dirigeants, anciens ou actuels, de l’Agence sont sur la sellette pour leur rôle dans cette affaire plus que louche?
La question se pose d’autant plus que l’ASFC a trainé plusieurs casseroles au fil des années. Ainsi, entre janvier 2018 et début 2020, les flics des frontières ont été visés par pas moins de 500 allégations de comportements criminels, de la brutalité policière à la corruption en passant par le harcèlement sexuel. Et qui a enquêté sur ces nombreuses plaintes? L’Agence elle-même!
Voyez-vous, l’ASFC n’est toujours pas soumise à un mécanisme d’enquête indépendant, le pouvoir d’examen de l’OSSNR se limitant aux « activités de sécurité nationale et de renseignement » de différents organismes et ministères fédéraux.
Entre janvier 2018 et début 2020, les flics des frontières ont été visés par pas moins de 500 allégations de comportements criminels.
Après plusieurs années de procrastination, Ottawa a fini par adopter, l’automne dernier, une loi prévoyant la création d’un système indépendant de traitement des plaintes contre les flics de l’ASFC. L’éventuelle Commission d’examen et de traitement des plaintes du public aura aussi juridiction sur les allégations visant la Gendarmerie royale du Canada.
Même les tiers pourront porter plainte, ce qui n’est plus le cas avec le système de déontologie policière québécois. Ce qui a été perdu au niveau provincial sera donc regagné à l’échelle fédérale. Les flics de l’ASFC auraient intérêt à marcher les fesses serrées… trump ou pas!
* L’absence de majuscule n’est pas fortuite, mais bien un choix politique exprimant le rejet catégorique d’un violeur xénophobe milliardaire corrompu et narcissique qui ne mérite pas le moindre respect.