Comment la police s’est montrée indispensable en livrant Montréal aux émeutiers

En 1967, la marmite commençait à bouillir sérieusement au sein des rangs des policiers montréalais. Avec la hausse de la criminalité et de l'agitation politique, les policiers se plaignaient que leurs tâches devenaient de plus en plus exigeantes. En même temps, la liste des griefs policiers ne cessait de s'allonger. Les membres de la force constabulaire montréalaise se disaient mal payés et désapprouvaient le retour à l'ancien système d'un seul homme par auto patrouille. Le vase se mit à déborder lorsque l'administration municipale du maire Jean Drapeau décida de geler pendant deux ans la contribution de la Ville de Montréal aux caisses de retraite des policiers et des pompiers montréalais.

En avril 1968, la tension monta à nouveau d'un cran lorsque 1300 policiers chauffés à bloc prirent la rue en marchant en direction de la mairie de Montréal. Une fois rendus à destination, les policiers frappèrent violemment sur les portes de l'hôtel de ville en scandant sans arrêt "Dra-peau-au-po-teau". « J'avais l'impression de vivre un cauchemar, un coup d'État », raconta le directeur de la police de Montréal, Jean-Paul Gilbert.(1) Le directeur Gilbert ne croyait sûrement pas si bien dire...

En effet, quelques mois plus tard, le gouvernement du Québec ordonna à la Sûreté du Québec de faire enquête pour déterminer si le sergent-détective Roger Lavigueur avait tenu des propos séditieux lors d'une réunion fort houleuse de la Fraternité des policiers de la Ville de Montréal. « Il faudra peut-être que nous, les policiers, remplacions le gouvernement. C'est ce qui va arriver si les législateurs continuent de nous traiter comme ils l'ont fait jusqu'à maintenant! Ça se fait chaque jour en Amérique du Sud. Pourquoi pas ici ? », lança-t-il. L'enquête tourna en queue de poisson après que des policiers montréalais menacèrent leurs collègues de la SQ de représailles.(2)

Les policiers et les pompiers se mirent ensuite à brandir la menace de la grève, un moyen de pression qui leur est strictement interdit. « Il est possible que nous ne fassions pas un geste pour empêcher un soulèvement populaire », prévint ce même sergent-détective Lavigueur alors qu'il était toujours officiellement sous enquête. Deux jours après cette déclaration, la ville céda et accepta de verser à nouveau ses contributions à la caisse de retraite. Le chantage policier avait fonctionné à merveille.

Fort de cette victoire, la Fraternité décida d'exiger la parité avec les policiers de Toronto, ce qui aurait fait passé de 7300 $ à 9200 $ le salaire annuel des policiers montréalais ayant cinq années et plus d'expérience. Bref, la Fraternité visait une augmentation salariale de près de 2000 $ d'un coup. Juste ça ! Les négociations connurent rapidement une impasse de sorte que la résolution du litige fut confiée à un comité d'arbitrage. Le 7 octobre 1969, le comité d'arbitrage publia son rapport, qui fit hausser le salaire policier à 8480 $. 

La réaction des policiers montréalais ne se fit pas attendre. En début de journée, les 3700 membres de la Fraternité commencèrent à déserter leurs postes de police respectifs pour converger vers le Centre Paul-Sauvé. La coordination du mouvement de grève fut assurée par les membres de l'Unité mobile, c'est-à-dire l'escouade antiémeute, qui était le corps d'élite le mieux entraîné de toute la police montréalaise. Les agents de l'Unité mobile visitèrent un à un chacun des postes de police afin de forcer leurs confrères récalcitrants à se joindre au débrayage. Seuls quarante-sept officiers supérieurs s'abstinrent de suivre le mot d'ordre.(3)

La Sûreté du Québec fut aussitôt contactée pour prendre la relève. Les agents de la SQ qui affluèrent des quatre coins de la province se heurtèrent toutefois à différentes difficultés. D'une part, plusieurs d'entre eux n'avaient qu'une connaissance fort limitée du territoire montréalais. D'autre part, l'Unité mobile chercha à saper systématiquement les efforts des agents de la SQ, qu'elle traitait comme de véritables scabs. Ainsi, l'Unité mobile interceptait les communications-radio de la SQ. Dès qu'elle localisait des voitures de la SQ, une camionnette de l'Unité mobile était dépêchée sur les lieux pour cueillir les policiers provinciaux et les conduire au Centre Paul-Sauvé.(4)

Ce jour-là, les journalistes assistèrent à des scènes carrément surréalistes. Des agents de l'Unité mobile encerclèrent les voitures de la SQ, prenaient possession des clés et allaient cacher les auto patrouille confisquées. « Des personnes, dont deux en tout cas portaient des blouses de policiers de Montréal, ont subtilisé neuf autos de police et ont mis en fonctionnement les émetteurs de radio de manière à embrouiller sérieusement les ondes et à saboter les communications entre les policiers de la SQ ce soir-là », rapporta le directeur de la SQ, Maurice Saint-Pierre.

En l'absence du maire Drapeau, qui se trouvait alors aux États-Unis, ce fut au président du comité exécutif de la ville de Montréal, Lucien Saulnier, que revint la responsabilité de gérer la crise qui ne faisait que s'aggraver d'heure en heure. En effet, l'écrasante majorité des 2400 pompiers montréalais, qui étaient eux aussi mécontents du rapport d'arbitrage, abandonnèrent à leur tour leurs casernes pour se joindre aux policiers. Saulnier tenta le tout pour le tout. Il se rendit au Centre Paul-Sauvé et s'adressa aux policiers en grève sur l'heure du dîner. Ceux-ci ne voulurent rien entendre et le huèrent durant cinq minutes. Selon Saulnier, les policiers voulaient « montrer qu'il pouvaient faire les mêmes choses que les étudiants dans la rue ».(5)

À la tombée du jour, Saulnier s'adressa à la population montréalaise en conseillant aux citoyens de rester chez eux. De nombreuses personnes avaient toutefois d'autres idées en tête... En effet, durant la soirée, plusieurs grands magasins du centre-ville furent saccagés et pillés. Des hôtels à cinq étoiles, comme le Reine-Élizabeth et le Sheraton Mont-Royal, y goûtèrent eux aussi. Même le restaurant du maire Drapeau fut vandalisé.

Les incidents les plus violents survinrent devant le siège social de la compagnie Murray Hill, à Westmount. Murray Hill faisait l'objet d'un conflit l'opposant au Mouvement de libération du taxi, qui contestait le monopole que cette entreprise exerçait à l'aéroport de Dorval. Profitant de la grève des policiers, des manifestants incendièrent des autobus de la compagnie à l'extérieur du garage de la Murray Hill. Ils se servirent même d'un autobus en flammes comme bélier pour fracasser les portes du garage. Des agents de sécurité privés ouvrirent alors le feu sur la foule, blessant plusieurs manifestants. Le caporal de la SQ Robert Dumas, qui avait infiltré les manifestants, fut abattu mortellement d'une balle dans le dos. Le tireur ne fut jamais identifié.

Pendant ce temps, les administrateurs de la ville de Montréal qui se terraient à l'intérieur de l'hôtel de ville trouvaient le temps long. Ce soir-là, les dirigeants municipaux ne pouvaient compter sur aucune protection et étaient donc laissés à eux-mêmes. L'hôtel de ville fut d'ailleurs délibérément plongé dans l'obscurité dans l'espoir de faire accroire aux émeutiers que l'édifice était vide...(6)

Réuni en séance extraordinaire, le gouvernement du Québec contacta le commandant de la base militaire de Valcartier et lui demanda de d'envoyer le Royal 22e régiment dans les rues de Montréal dans les plus brefs délais. Peu avant minuit, l'Assemblée nationale adopta à toute vapeur une loi spéciale ordonnant le retour au travail des policiers et des pompiers, faute de quoi ils s'exposaient à de lourdes amendes et même à des peines d'emprisonnement.

L'annonce de la loi spéciale se rendit rapidement jusqu'aux oreilles des policiers réunis au Centre Paul-Sauvé. Ceux-ci mirent immédiatement fin à leur débrayage et foncèrent au centre-ville pour disperser les derniers émeutiers. Au total, 456 introductions par effraction et 32 vols à main armés furent répertoriés durant l'arrêt de travail des forces de l'ordre. Les dommages s'élevèrent à environ 2 millions $ (ce qui équivaut aujourd'hui à plus de 10 millions $).(7)

Bien qu'elle ait durée à peine dix-sept heures, la grève des policiers montréalais eut des répercussions qui furent à la fois multiples et durables. En fait, les relations entre le pouvoir politique et la Fraternité ne seront plus jamais les mêmes. La grève obligea en effet les élus à prendre conscience du rôle indispensable joué par l'appareil policier dans la défense des institutions étatiques.

« La plus éclatante démonstration de l'indispensabilité, pour la métropole du Canada, d'une force policière imposante, disciplinée, aguerrie... et généreusement rétribuée, ce sont les voyous de toutes allégeances, - ennemis naturels de la loi et de l'ordre, - qui l'ont fournie mardi aux citoyens de Montréal, en les plongeant pendant plusieurs heures en plein chaos », a écrit Renaude Lapointe, journaliste à La Presse et future sénatrice.(8)

Ainsi, deux semaines après la grève, les policiers montréalais signèrent une nouvelle convention collective qui accédait presque point par point à toutes les revendications de la Fraternité. Cinq ans plus tard, le salaire des policiers montréalais avait doublé, et atteignait les 14 000 $. En moins de dix ans, le corps policier montréalais devint le mieux payé de tout le continent.(9)

La désobéissance à la loi aura manifestement été très payante pour les policiers montréalais.

 

Sources:

(1) PURCELL Susan, McKENNA Brian, « Jean Drapeau », Stanké (1981), p. 219.

(2) Idem, p. 220-221.

(3) Idem, p. 223.

(4) Le Devoir, « L'armée quitte Montréal qui reste sous la loi de police », Guy Deshaies, 14 octobre 1969, p. A1.

(5) Op. cit., Purcell & McKenna, p. 224.

(6) Idem, p. 227.

(7) The Gazette, "1969 police strike left city in chaos", Kevin Dougherty, October 7 1999, p. A1.

(8) La Presse, « La preuve par l'absurde », Renaude Lapointe, 9 octobre 1969, p. 4.

(9) Op. cit., Purcell & McKenna, p. 228.