Enquête Villanueva : La police qui enquête sur la police, kossa donne ?

Après deux faux départs, l’enquête publique sur la mort de Fredy Villanueva, ce jeune de 18 ans tombé sous les balles de la police à Montréal-Nord le 9 août 2008, est maintenant bien en marche. De nombreuses péripéties sont survenues avant que nous puissions en arriver là.
 
On se rappellera en effet qu’il aura fallu que la famille Villanueva et ses alliés boycottent l’ouverture de l’enquête, le 25 mai dernier, pour obliger le gouvernement québécois à reconnaître la nécessité que les victimes de l’intervention policière du 9 août 2008 bénéficient d’une représentation légale équivalente à celle des policiers. Une entente négociée entre un représentant du Bureau du coroner et un représentant du groupe des victimes était intervenue au milieu de l’été, permettant ainsi d’assurer la tenue de l’enquête publique à l’automne.
 
Puis, en septembre, l’incertitude pesa à nouveau sur la poursuite de l’enquête lorsque le coroner ad hoc Robert Sansfaçon annonça qu’il renonçait à présider l’exercice après que son médecin lui eut ordonné de cesser toute activité professionnelle pour une période indéterminée. Il fallut que le ministre de la Sécurité publique, Jacques Dupuis, s’emploie à dénicher à la hâte un remplaçant au juge Sansfaçon afin que la reprise de l’enquête, prévue fin octobre, ne soit pas compromise.
 
C’est ainsi que le juge André Perreault fut désigné coroner ad hoc dans l’enquête sur la mort de Fredy. Avant d’être nommé juge à la Cour du Québec, en 2003, Perreault a occupé la fonction de procureur-chef adjoint à la Cour municipale de Montréal pendant une quinzaine d’années. Il a également donné des cours de droit criminel à l’Institut de police, à Nicolet, au Collège canadien de la police, à Ottawa, ainsi qu’à la Section formation du Service de police de la Communauté urbaine de Montréal – l’actuel Service de police de la ville de Montréal (SPVM) – pendant cinq ans. (1)
 
Mais Perreault s’est surtout fait connaître du grand public en siégeant à la Commission d’enquête chargée de faire enquête sur la Sûreté du Québec, mieux connue sous le nom de Commission Poitras, du nom du juge Lawrence Poitras qui la présidait. Rappelons que la Commission Poitras avait été mise en place en 1996, suite à une série de scandales qui avait éclaboussé la SQ à l’époque.
 
Une quinzaine d’avocats participent à l’enquête sur la mort de Fredy Villanueva. Le coroner Perreault est assisté de deux procureurs, soit François Daviault et Frédérick Carle. Le Directeur des poursuites criminelles et pénales est représenté par le procureur-chef adjoint du district de St-Jérôme, François Brière, qui avait agi comme conseiller juridique auprès de la SQ durant l’enquête policière sur la mort de Fredy Villanueva.
 
Les intérêts des policiers sont défendus par sept avocats au total. Pierre-É. Dupras représente l’agent Jean-Loup Lapointe tandis que Gérald Soulière représente l’agente Stéphanie Pilotte. De son côté, Michael Stober, l’avocat qui avait fait acquitter le policier qui a battu Jean-Pierre Lizotte, représente la Fraternité des policiers et des policières de Montréal. Quant à la Ville de Montréal et son Service de police, ils sont représentés par Pierre-Yves Boisvert avec l’assistance d’Isabelle Massé et de Jean-Nicolas Loiselle. Enfin, les policiers de la SQ ont leur propre avocat, André Fiset.
 
Quant aux victimes et aux témoins civils immédiats de l’intervention policière du 9 août 2008, ils sont représentés par cinq avocats. Peter Georges-Louis représente la famille Villanueva, tandis que Günar Dubé représente Dany Villanueva, le frère de Fredy. Alain Arsenault représente Jeffrey Sagor-Métellus, qui a été atteint d’une balle dans le dos lors du drame. René Saint-Léger représente quant à lui Denis Meas, qui a été blessé par une balle qui s’est logée dans son épaule. Jacky-Éric Salvant représente Anthony Clavasquin et Jonathan Sénatus, qui étaient tous deux présents lors du drame.
 
Enfin, deux organismes qui ont été formés dans la foulée des événements qui suivirent la mort de Fredy ont également été reconnus comme personnes intéressées à l’enquête. D’abord, la Coalition contre la répression et les abus policiers (CRAP), qui réunit le Collectif opposé à la brutalité policière, Montréal-Nord Républik et plusieurs autres individus. Ensuite, le mouvement Solidarité Montréal-Nord, qui regroupe des organismes communautaires et institutionnels de l’arrondissement.
 
Fouille, mais fouille égal
 
Une semaine avant la reprise de l’enquête publique, la CRAP a communiqué par écrit avec le coroner Perreault pour s’objecter vivement aux fouilles systématiques des membres du public à l’entrée de la salle d’audience. Le but de cette intervention consistait à prévenir la répétition des mesures de sécurité qui avaient été mises en place à l’ouverture de l’enquête, en mai dernier. 
 
À l’époque, les membres du public souhaitant assister à l’enquête devaient vider le contenu de leurs poches de pantalon et de manteau et se soumettre à une fouille au détecteur de métal effectuée manuellement par des constables spéciaux, qui inspectaient également le contenu de tout sac à dos ou sacoche. Même les membres de la famille Villanueva ont dû se soumettre à ces mesures de contrôle particulièrement intrusives.
 
En fait, seuls les avocats, les policiers, les journalistes accrédités et les membres du personnel judicaire ont été exemptés des fouilles et ont pu ainsi entrer et sortir de la salle d’audience sans problème, aussi souvent qu’ils en avaient envie. Comment se fait-il que la simple appartenance à un corps professionnel soit un critère suffisant pour présumer que certaines personnes ne posent aucun risque à la sécurité ?
 
Dans sa lettre au coroner Perreault, la CRAP soulevait le fait que cette exemption risquait de « donner l’impression qu’il existe deux classes de citoyens : d’un côté, il y a ceux qui sont au-dessus de tout soupçon du simple fait des fonctions qu’ils exercent, et de l’autre, il y a les autres, ceux qui doivent montrer patte blanche parce que les autorités judiciaires semblent éprouver une méfiance qui ne dit pas son nom à leur égard. » Comment espérer que le public ait confiance envers l’administration de la justice si la justice elle-même ne fait pas confiance au public ?
 
Par ailleurs, on ne peut pas dire que les responsables de la sécurité aient fait preuve d’une grande cohérence jusqu’ici dans l’application des mesures de sécurité entourant l’enquête publique sur la mort de Fredy. Ainsi, les membres du public pouvaient entrer dans la salle d’audience sans être importunés par les fouilles lors de l’audition de requêtes préliminaires qui s’étaient tenues les 8 avril et 9 septembre dernier devant Robert Sansfaçon, avant l’arrivée de Perreault. Notons que ces deux journées d’auditions n’ont donné lieu à aucun problème de sécurité que ce soit dans la salle. Comment expliquer que certaines auditions soient plus risquées que d’autres ?
 
Cette intervention de la CRAP n’a malheureusement pas porté fruit. Dans un document de trois pages remis aux parties intéressées, le coroner Perreault a fait connaître sa position sur la question en écrivant ceci : « Le 19 octobre, la Coalition contre la répression et les abus policiers m’adressait, par lettre, une demande pour que cessent les fouilles à l’extérieur de la salle d’audience. Je n’administre pas la sécurité du Palais de justice. Je ne détiens pas les informations qui font que ceux qui assument ces responsabilités déploient leurs ressources de la façon dont ils le font. Je suis conscient de la lourdeur de leurs tâches. Je ne vois pas comment je pourrais leur reprocher de veiller à assurer à quiconque collabore à l’enquête et au public qui désire y assister, de le faire de façon sécuritaire. Cela est plutôt de nature à contribuer à la plénitude du caractère public de l’enquête qu’à lui nuire. »
 
Or, la réalité est toute autre. Lors des journées d’affluence à l’enquête, comme par exemple le vendredi après-midi où l’agente Stéphanie Pilotte débuta son témoignage, des membres du public eurent à patienter pendant de longues périodes, dans certains cas jusqu’à une heure de temps, dans la file d’attente avant d’être fouillée et ainsi se mériter le droit d’entrer dans la salle d’audience. Il est donc clair que le caractère systématique des fouilles des membres du public peut avoir pour effet de limiter l’accès du public à l’enquête publique. Après tout, attendre une heure dans une file avant de pouvoir entrer dans la salle, c’est passer une heure sans pouvoir assister à l’enquête.
 
La SQ enquête-t-elle sur
le SPVM ou pour le SPVM ?
 
Cette première semaine complète d’audition, qui s’est tenue du 26 au 30 octobre au Palais de justice de Montréal, a permis d’entendre les témoignages de quatre policiers de la Sûreté du Québec et de commencer l’audition du témoignage attendu de l’agente Stéphanie Pilotte, qui était la partenaire du constable Jean-Loup Lapointe au moment de l’intervention fatidique qui a coûté la vie à Fredy Villanueva, le 9 août 2008.
 
Rappelons que l’enquête de la SQ était menée en vertu de la politique ministérielle du ministère de la Sécurité publique, qui stipule que toute enquête criminelle portant sur un décès ou sur des blessures pouvant causer la mort ou sur des blessures par balles survenant lors d’une intervention policière ou en détention, doit être menée par un autre corps policier que le service de police impliqué.
 
Jusqu’à présent, l’enquête publique sur la mort de Fredy Villanueva a eu le mérite de mettre en évidence les nombreuses failles qui permettent aux corps policiers de manipuler à leur avantage la procédure de politique ministérielle. L’une des déficiences les plus marquantes dans la mise en œuvre de la politique ministérielle dans l’affaire Villanueva réside dans le fait que le service de police impliqué, en l’occurrence le SPVM, a su prendre les devants en imposant dès le début sa vision des choses au corps de police désigné, en l’occurrence la SQ.
 
Le SPVM a en effet cherché à influencer l’orientation de l’enquête de la SQ en faisant la promotion de la thèse de la légitime défense, c’est-à-dire que l’agent Jean-Loup Lapointe a ouvert le feu parce qu’il aurait senti sa vie menacée. Les agissements du SPVM dans cette affaire sont si graves qu’ils soulèvent de sérieuses questions sur la pertinence même de la politique ministérielle. En effet, si le caractère indépendant de ce type d’enquête est menacé, alors la politique ministérielle ne remplit plus sa mission et perd ainsi toute sa raison d’être.
 
D’abord, lors du briefing qui s’est tenu sur la scène de crime durant la fin de soirée du 9 août 2008, les policiers du SPVM ont raconté aux enquêteurs de la SQ que les agents Lapointe et Pilotte avaient été « encerclés, jetés par terre et étranglés ». Cette version des faits véhiculée par le SPVM n’a pas été sans impact sur l’enquête de la SQ.
 
C’est en effet sur la foi de cette version que la SQ décida d’enquêter sur les gestes qui auraient été commis à l’égard des deux patrouilleurs du PDQ 39 durant l’intervention policière. Ainsi, lorsqu’ils furent interrogés par les enquêteurs de la SQ, Meas et Sagor-Métellus, les deux jeunes qui ont été blessés par balles, ont chacun eu droit à une mise en garde policière (c’est-à-dire une lecture de leurs droits, incluant le droit au silence et le droit de communiquer avec un avocat), comme s’ils étaient des suspects plutôt que des victimes dans cette affaire. En agissant de la sorte, la SQ n’a fait que suivre la voie déjà toute tracée par le SPVM, qui avait pris la décision de considérer Meas et Sagor-Métellus en tant que suspects, ce qui explique pourquoi ceux-ci étaient sous surveillance policière au début de leur séjour à l’hôpital.
 
En d’autres mots, les enquêteurs de la SQ ont adopté la prémisse du SPVM à l’effet que les deux patrouilleurs du PDQ 39 étaient des victimes. C’est pourquoi la SQ a orienté son enquête vers la recherche d’éléments de preuve permettant de démontrer que l’infraction criminelle de voies de faits contre un agent de la paix a été commise lors de l’intervention policière du 9 août 2008.
 
Voilà qui expliquerait pourquoi la SQ a choisit de documenter les blessures des deux patrouilleurs et non celles des témoins civils. En effet, dans la nuit du 9 au 10 août, l’agent Robert Fortin et le sergent-détective Sylvain Landry se sont rendus au PDQ 39 pour prendre en photo les petites égratignures sans conséquence des agents Lapointe et Pilotte. Or, la SQ n’a pas jugé bon de faire la même chose avec les blessures autrement beaucoup plus sérieuses qu’ont subies Sagor-Métellus et Meas.
 
Bref, il y a lieu de se demander si la SQ enquêtait sur le SPVM ou pour le SPVM. Cependant, force est de constater que le SPVM n’a pas entraînée la SQ sur une piste fructueuse. En effet, le sergent-détective Bruno Duchesne, enquêteur principal de la SQ dans ce dossier, a indiqué durant son témoignage que les enquêteurs de la SQ ont été incapables de trouver un seul témoin qui leur a dit avoir vu Meas ou Sagor-Métellus s’en prendre physiquement à un des deux patrouilleurs lors de l’intervention policière du 9 août 2008.
 
De plus, le SD Duchesne a affirmé que son enquête ne lui avait pas permis de trouver des éléments corroborant la version des faits que le SPVM a mis de l’avant lors du briefing du 9 août 2008. Ainsi, sur les 111 témoins qui ont été rencontrés durant l’enquête de la SQ, aucun d’eux n’a indiqué que les deux patrouilleurs de Montréal-Nord avaient été « encerclés ». Le SD Duchesne a également déclaré qu’il n’avait trouvé aucun élément de preuve lui permettant de croire que les policiers avaient été « projetés au sol ».
 
Enfin, l’enquête de la SQ n’a pu confirmer qu’un des policiers avaient été « étranglé ». Seul un témoin, en l’occurrence Jeffrey Sagor-Métellus, aurait déclaré aux enquêteurs de la SQ que Fredy Villanueva avait agrippé l’agent Lapointe par le collet pour essayer de le séparer de son frère Dany durant l’altercation. Bref, on est loin de l’étranglement… D’ailleurs, le dossier médical de Jean-Loup Lapointe ne fait aucune mention de blessure au cou, a-t-on appris.
 
Fait particulier, si Sagor-Métellus a été le seul témoin civil à avoir raconté à la SQ qu’il avait vu Fredy toucher à l’agent Lapointe, il a aussi été le seul témoin à avoir prêté serment à l’effet qu’il avait dit toute la vérité, rien que la vérité, juste la vérité dans sa déclaration, ce qui a pour effet de donner à sa déclaration le même poids que s’il avait témoigné sous serment devant un tribunal. La décision d’assermenter un témoin peut être lourde de conséquence. Si, pour une raison ou une autre, Sagor-Métellus décidait de revenir sur certains éléments de sa déclaration assermentée lors de son témoignage à l’enquête publique, il pourrait alors faire face à des accusations de parjure et même risquer une peine d’emprisonnement.
 
Durant son témoignage, le SD Duchesne a été questionné quant aux raisons qui ont amené les enquêteurs de la SQ à agir ainsi dans ce cas particulier. Il a répondu que la décision d’assermenter Sagor-Métellus était fondée sur le fait que celui-ci avait confirmé que Jean-Loup Lapointe avait été agrippé durant l’intervention policière. Il a aussi mentionné les antécédents judiciaires du témoin et le fait qu’il était fiché comme un membre de gang de rue dans les banques de données du SPVM comme étant d’autres éléments qui étaient entrés en ligne de compte.
 
Cela étant, il est difficile de se défaire de l’impression que les enquêteurs la SQ ont simplement voulu donner plus de poids à une déclaration qui corroborait, très partiellement il va sans dire, un aspect particulier de la version des faits plutôt douteuse qui avait été avancée par le SPVM.
 
Le SPVM contamine les esprits
 
Mais il y a plus. Le SPVM a également envoyé un communiqué de presse dans la soirée du 9 août 2008, à 22h, soit précisément quinze minutes après que Fredy Villanueva eut rendu l’âme sur une table d’opération de l’hôpital Sacré-Cœur. Soulignons que le Guide des pratiques policières est très clair en ce qui concerne les interventions médiatiques que peut faire le service de police impliqué dans un événement donnant lieu à une politique ministérielle. Produit par le ministère de la Sécurité publique, le Guide des pratiques policières définit les lignes directrices que doivent observer les corps policiers dans le cadre d’une politique ministérielle.
 
Ainsi, le Guide stipule que le corps policier impliqué doit « assurer la liaison avec les médias en se tenant strictement aux faits, sans commenter la responsabilité des policiers impliqués, et les réfèrent, pour toute autre information, au service de police désigné chargé de l’enquête. » (2) Autrement dit, le service de police doit limiter au strict minimum la communication d’information aux représentants des médias. En ayant cela à l’esprit, voyons maintenant ce que dit le communiqué diffusé par le SPVM le soir du drame :
 
Vers 19h10, des policiers patrouillant dans le secteur de Montréal-Nord ont fait une intervention dans le parc Henri-Bourassa, situé à l'intersection des rues Pascal et Rolland. Au cours de l'intervention, alors qu'ils tentaient de procéder à l'arrestation d'un suspect se trouvant sur les lieux, les policiers se sont fait encercler par plusieurs individus. À un certain moment, un mouvement de groupe s'est déclenché et un bon nombre d'individus se sont rués vers les policiers et les ont agressés. Un des policiers présents aurait alors fait feu en direction des suspects, atteignant trois d'entre eux. (3)
 
Comme on le voit, on est loin de la retenue à laquelle le corps de police impliqué est tenue en vertu des directives que continent le Guide des pratiques policières. Plusieurs grands médias ont d’ailleurs reprit certains éléments de cette version disculpatoire du SPVM dans les heures et les jours qui ont suivi la mort de Fredy Villanueva. En voici quelques exemples.
 
« Les agents auraient été encerclés par une vingtaine de personnes dans le parc, et à un moment donné, certaines d'entres elles se sont ruées sur l'un des policiers, selon ce qu'a indiqué l'agent Ouimet. C'est à ce moment qu'un autre policier a fait feu », pouvait-on lire dans une dépêche de l’agence La Presse Canadienne diffusée sur le réseau Canoë. (4) « Selon les informations transmises samedi soir par la police de Montréal, les agents auraient été encerclés par une vingtaine d'individus dans le parc Henri-Bourassa et certains d'entre eux se seraient rués sur l'un des policiers », indiquait un article publié dans Le Devoir. (5) « Selon la police, les agents, qui cherchaient à appréhender un individu recherché qu'ils venaient de repérer, auraient été encerclés par une vingtaine de jeunes dans un parc, rapportait Radio-Canada. D'autres racontent que des jeunes se sont rués sur un agent de police et qu'un des suspects aurait même tenté de l'étrangler. »  (6)
 
Durant l’enquête publique, ledit communiqué du SPVM a été présenté au SD Duchesne par le représentant de la CRAP, Alexandre Popovic. L’enquêteur principal a reconnu que les éléments recueillis durant son enquête contredisait plusieurs passages du communiqué. D’abord, le SD Duchesne a réitéré que rien ne permettait de croire que les deux patrouilleurs du PDQ 39 avaient été encerclés. Il a également convenu que le terme « rués » était inexact. Et qu’un seul policier a été agressé, et non « des policiers » comme l’écrivait le SPVM dans son communiqué.
 
À un autre moment de son témoignage, le SD Duchesne a également été appelé à expliquer d’où venait l’allusion à la présence d’une vingtaine de personnes sur les lieux, dont il a notamment été question dans les extraits de compte-rendu médiatiques cités ci-haut. Selon lui, il s’agirait de gens qui seraient accourus sur les lieux après avoir entendu les coups de feu, et non pas d’individus qui se trouvaient déjà sur place au moment de l’intervention policière.
 
Ainsi, non seulement le SPVM a-t-il contrevenu aux directives du Guide des pratiques policières, mais il a carrément fait circuler une version colorée et erronée qui relève davantage de la fabulation que de l’énoncé factuel. Autrement dit, le SPVM s’est livré à une entreprise de désinformation de masse en vue de contaminer l’opinion publique.
 
Enfin, la diffusion d’une version de nature disculpatoire de la part d’un corps de police impliqué est également susceptible d’avoir un impact sur l’enquête menée par le service de police désigné. Signe que cette pratique n’a rien de nouveau, la Commission Poitras s’était elle-même penchée sur ce problème à l’époque. « On peut facilement imaginer la difficulté que l’on créa pour les enquêteurs de la Sûreté du Québec, en rapportant publiquement une position officielle du corps de police impliqué quant à ce qui devrait être l’objet de la conclusion du rapport d’enquête faite par les enquêteurs de la Sûreté du Québec. Concluront-ils autrement que leur rapport sera discrédité par les premières versions "officielles" », peut-on lire dans le rapport de la commission. (7)
 
Deux poids, deux mesures
 
La différence de traitement entre les témoins civils et policiers de l’intervention policière du 9 août 2008 est un des faits saillants qui ressort continuellement dans les différentes étapes de l’enquête menée par la SQ.
 
Rappelons que l’intervention policière qui a mis fin aux jours de Fredy Villanueva est survenue en plein jour, dans un endroit public, sous les yeux de plusieurs témoins immédiats. D’une part, il y avait un groupe d’environ six jeunes individus qui se trouvaient en compagnie de Fredy sur les lieux du drame. D’autre part, il y avait les deux patrouilleurs du PDQ 39 qui étaient à l’origine de l’intervention policière.
 
Le corps de police impliqué a pris toutes les précautions possibles pour éviter que les témoins civils immédiats aient la possibilité d’harmoniser leur version alors qu’aucune de mesure n’a été prise pour empêcher la contamination des versions policières. Les témoins civils qui n’ont pas eu besoin de soins médicaux ont en effet été isolés dans des pièces fermées au Centre opérationnel est, un poste du SPVM situé sur le boulevard Langelier. Pendant ce temps, les agents Lapointe et Pilotte ont pris place à l’intérieur du même véhicule lorsqu’ils ont été conduits au PDQ 39, puis à l’hôpital Notre-Dame, où ils ont rencontré un délégué de la Fraternité.
 
Et si, en bout de ligne, il appert que les contradictions sont moins nombreuses dans les rapports des deux patrouilleurs du PDQ 39 que dans les déclarations des témoins civils immédiats, il ne faudra pas chercher entre midi et quatorze heures pour essayer de savoir pourquoi !
 
Cela étant, si la décision d’isoler les témoins civils a été prise par le SPVM avant que les enquêteurs de la SQ ne débarquent sur les lieux pour prendre le relais, il reste que le SD Duchesne n’a montré aucune hésitation à se porter à la défense de cette façon de procéder. En effet, durant son témoignage, le SD Duchesne a clairement exprimé une position à l’effet que les risques de contamination des versions l’inquiétait davantage chez les témoins civils que policiers. Il a plus particulièrement soulevé la possibilité que les témoins civils puissent se faire influencer par leur milieu pour ne qu’ils disent rien aux enquêteurs, en spéculant que les gangs de rue pourraient se livrer à de l’intimidation à leur égard.
 
Répondant à une question du coroner Perreault, le SD Duchesne a reconnu que rien n’avait été fait pour séparer les deux patrouilleurs dans les heures qui ont immédiatement suivi l’intervention policière. « On a rien fait pour les empêcher de se contaminer », a admis Duchesne, en ajoutant qu’il n’avait « pas peur qu’ils se contaminent ». « Nous, les policiers, on est honnêtes », est même allé jusqu’à dire le SD Duchesne dans un rare moment de candeur. Michael Stober, l’avocat de la Fraternité, a d’ailleurs fait preuve d’une logique implacable lorsqu’il suggéra que les enquêteurs de la SQ ne voyait aucune raison de séparer les agents Lapointe et Pilotte puisqu’ils n’avaient pas l’intention de les interroger de toute façon !
 
L’enquête publique a toutefois révélé que la décision de ne pas séparer les deux patrouilleurs contrevenait à une directive interne du SPVM à appliquer en cas de politique ministérielle. En effet, la directive intitulée « Mode de fonctionnement - Intervention particulière » stipule que le policier impliqué, en l’occurrence l’agent Lapointe, aurait dû être « isolé tout en s'assurant qu'il est accompagné d'un superviseur de quartier » et tout en demeurant « disponible aux fins de l'enquête ». (8) Toutefois, le SD Duchesne pouvait difficilement veiller au respect de cette directive interne. En effet, il n’en a appris l’existence que plusieurs mois après la fin de son enquête, soit en janvier 2009 !
 
Pourquoi faire aujourd’hui ce
qu’on peut remettre à plus tard ?
 
Si les enquêteurs de la SQ n’ont pas hésité à interroger les témoins civils blessés par balles sur leur lit d’hôpital, ils ont cependant montré beaucoup moins d’empressement à obtenir la version des policiers impliqués. Durant son témoignage, le SD Duchesne a reconnu qu’il n’avait pas demandé aux deux patrouilleurs de faire une déclaration aux enquêteurs de la SQ la soirée même. Or, les agents Lapointe et Pilotte ont pourtant été rencontrés sur leur lieu de travail, au PDQ 39, peu après minuit le 10 août 2008, par deux membres de la SQ, soit l’agent Fortin et le SD Landry, qui procédèrent à des prises de photo et à la saisie de leurs équipements et vêtements pour fins d’expertise en laboratoire de sciences judiciaires.
 
Le contraste entre le traitement des témoins civils et policiers n’a rien de bien nouveau au niveau des pratiques policières en cours lors des enquêtes tenues en vertu de la politique ministérielle. Ainsi, la Commission Poitras écrivait ceci dans son rapport final : « La Commission s’interroge également sérieusement sur la différence possible entre la reconnaissance par la Sûreté du Québec du choc vécu par des policiers impliqués dans un événement de ce genre, en comparaison avec celle vécu par des civils impliqués dans le même genre d’événement. Puisque fréquemment les policiers subiraient un choc nerveux tel qu’ils ont besoin de repos ou d’un congé de maladie dans les heures qui suivent, les empêchant de rencontrer les enquêteurs, fait-on preuve de la même compréhension, pour ne pas dire compassion dans les cas où l’enquête porte sur des civils impliqués dans des décès plutôt que des policiers ? » (9)
 
Dans l’affaire Villanueva, toutes les excuses semblaient bonnes à la SQ pour remettre à plus tard l’interrogatoire des deux patrouilleurs, ce qui donna amplement l’occasion à ceux-ci de raffiner leur version des faits. Durant son témoignage, le SD Duchesne a tenté tant que bien mal de justifier la procrastination dont il a fait preuve. Il a expliqué qu’il n’a pas saisi l’opportunité de recueillir la version des deux patrouilleurs le soir même en disant qu’il en était encore au tout début de son enquête. Il insista plus particulièrement sur le fait qu’il y a des étapes à suivre dans une enquête criminelle.
 
Le SD Duchesne a également déclaré qu’il n’avait pas encore statué à ce moment-là si les deux patrouilleurs étaient suspects ou victimes au moment de la visite des deux membres de la SQ au PDQ 39. Il a même affirmé qu’il ne savait pas encore lequel des deux policiers avaient ouvert le feu durant l’intervention, et ce, même si le SD Landry lui avait indiqué le soir même que l’agente Pilotte n’avait pas utilisé son arme durant l’intervention.
 
Ces explications ont laissé profondément sceptique le professeur en criminologie de l'Université de Montréal Jean-Paul Brodeur. « Quelle est cette idée qu'il faut avoir des certitudes avant d'interroger des témoins? C'est mettre la charrue devant les boeufs. On rencontre les témoins justement pour avoir des certitudes », s’est-il exclamé en entrevue au Devoir. (10) Notons que Brodeur s’est beaucoup intéressé au sujet puisqu’il a analysé 152 enquêtes pour homicide menées par la police de Montréal entre 1990 et 2002. Là-dessus, sept affaires sur dix ont été résolues en l’espace de 24 heures. « De là vient l'importance de rencontrer les témoins le plus vite possible», explique le criminologue.
 
Le SD Duchesne a aussi affirmé qu’il préférait obtenir le rapport écrit des deux patrouilleurs plutôt que de leur soutirer une déclaration verbale, comme cela a été fait avec les témoins civils. La SQ n’a même jamais donné suite à une offre de rencontrer l’agente Pilotte qui lui avait été faite part l’avocat de la policière, Gérald Soulière, le 14 août 2008. D’abord réceptif à l’idée, le SD Duchesne a ensuite renoncé à rencontrer la patrouilleuse, et ce, sur recommandation du procureur Brière, le même qui a décidé de ne retenir aucune accusation contre l’agent Lapointe. « Je me suis rendu compte que j’ai sauté une étape », a déclaré le SD Duchesne en guise d’explication. « On préférait obtenir son rapport ».
 
Ce n’est qu’une fois qu’il a obtenu le rapport de l’agente Pilotte, le 15 août suivant, que le SD Duchesne s’est décidé à attribuer à l’agent Lapointe le statut de suspect, de sorte que ce dernier pouvait désormais se prévaloir de son droit au silence pour refuser de répondre aux questions des enquêteurs de la SQ. Contrairement à l’agente Pilotte, les enquêteurs de la SQ ont convenu de rencontrer l’agent Lapointe au bureau de son avocat, Pierre-É. Dupras, lors de cette même journée du 15 août. Les deux enquêteurs, les sergent-détectives Roberto Éthier et Chantal Daudelin, ont fait une mise en garde à l’agent Lapointe, qui a ensuite déclaré qu’il gardait le silence. « Ça s’est terminé là », a indiqué le SD Duchesne.
 
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’attitude de la SQ par rapport aux deux témoins policiers dépasse l’entendement. Ainsi, les enquêteurs de la SQ ont bien voulu rencontrer celui qui avait le plus intérêt à ne rien dire et qui de toute évidence allait refuser de s’auto-incriminer, tout en refusant de voir celle-là même qui s’était offerte, via son avocat, d’aller leur parler ! Tout aussi curieux est le fait que les enquêteurs de la SQ ont décidé d’attendre de rencontrer l’agent Lapointe jusqu’au jour où ce dernier fut formellement considéré comme suspect, lui permettant ainsi d’invoquer son droit au silence afin de se soustraire à son obligation de répondre aux questions des enquêteurs de la SQ. 
 
Notons cependant que le droit au silence ne s’est jamais appliqué à l’agente Pilotte, puisqu’en aucun temps celle-ci ne s’est vue attribuer le statut de suspecte. Jamais à court d’échappatoire, le SD Duchesne a fait valoir de nouvelles excuses pour expliquer pourquoi il avait persisté dans son refus de rencontrer la policière, même après avoir reçu son rapport. D’abord, il a affirmé qu’il jugeait que le rapport de l’agente Pilotte correspondait aux versions recueillies auprès des témoins civils. Pour la SQ, le rapport de la policière était « complet », donc nul besoin de la rencontrer. Ensuite, le SD Duchesne affirma que l’agent Lapointe aurait pu être informé de l’« orientation de l’enquête » de la SQ si l’agente Pilotte avait été rencontrée.
 
La SQ a attendu jusqu’au 9 septembre 2008 avant de recevoir le rapport de l’agent Lapointe, ce qui représente précisément un mois jour pour jour après la mort de Fredy Villanueva. En réponse à une question de l’avocat Alain Arsenault, le SD Duchesne a déclaré qu’il ne s’inquiétait pas du fait que les deux patrouilleurs aient bénéficié d’un laps de temps aussi significatif pour formuler leur version des faits.
 
Au total, le témoignage du SD Duchesne dura trois jours, ce qui a sans doute dû lui paraître quand même assez long. Le fastidieux exercice n’aura toutefois pas été inutile pour l’enquêteur puisqu’il lui a permis d’approfondir son apprentissage des lois régissant le travail des policiers. Ainsi, après avoir reconnu qu’il ignorait les directives internes relatives à l’application de la politique ministérielle, le SD Duchesne a appris au beau milieu de son contre-interrogatoire que la Loi sur la police obligeait l’agent Lapointe à produire un rapport relativement à l’événement dans lequel ce dernier était impliqué, et ce, même s’il était considéré comme suspect. 
 
Est-ce vraiment possible de faire pire ?
 
Il y a longtemps que des voix s’élèvent pour questionner le mécanisme d’enquête utilisé dans les cas de mort d’homme aux mains de la police. Vers le début des années ’90, le problème de l’apparence de partialité des enquêtes de la police sur la police a notamment été soulevé par des coroners comme Pierre Trahan, Teresa Sourour et Harvey Yarosky au terme d’enquêtes publiques relativement à des décès survenus lors d’interventions policières à Montréal.
 
Avec la mort de Fredy Villanueva, de nouvelles voix demandant de mettre fin au statu quo se sont ajoutées, dont le maire de Québec Régis Labeaume. Par ailleurs, la Protectrice du citoyen Raymonde Saint-Germain et la Commission de la sécurité publique de la ville de Montréal s’intéressent également à la question.
 
Le gouvernement québécois, plus particulièrement le ministre de la Sécurité publique, Jacques Dupuis, continue cependant de faire la sourde oreille à ce désir de changement. Avec l’affaire Villanueva et les révélations qui sortent à l’enquête présidée par le coroner Perreault, on peut toutefois prédire que la pression ne peut qu’aller en augmentant sur Québec.
 
Bien entendu, les partisans du statu quo vont continuer à faire valoir que seuls les policiers disposent de l’expertise nécessaire pour mener à bien des enquêtes criminelles. Or, quand on voit la stupéfiante désinvolture avec laquelle la SQ a mené son enquête sur la mort de Fredy, on imagine mal comment des non-policiers arriveraient à faire pire !
 
 
Sources :
 
(1) The Gazette, « Lawyers presiding », February 22 1997, p. A10.
(2) Guide des pratiques policières, Décès à l’occasion d’une intervention policière ou durant la détention, 2.3.12.
(5) Le Devoir, « Une policière abat un homme à Montréal - Une marche de protestation vire à l'émeute », Marco Bélair-Cirino, 11 août 2008, p. A3.
(7) POITRAS L., VIAU L., PERREAULT A., 1998, Pour une police au service de l’intégrité et de la justice, Rapport de la Commission d’enquête chargée de faire enquête sur la Sûreté du Québec, volume 2, p. 1274.
(8) MF 241, p. 4.
(9) Op. cit., p. 1276.
(10) Le Devoir, « L'enquêteur se défend d'avoir voulu protéger un collègue policier », Brian Myles, 28 octobre 2009.