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Fliquer l’itinérance

22.09.2025

Ce texte a d’abord été publié sur Pivot, le 17 février 2025 : https://pivot.quebec/2025/02/17/fliquer-litinerance/

 

Fliquer l’itinérance

 
Des tickets à la pelletée pour pourrir la vie du monde de la rue.
 
Par Alexandre Popovic

Guylain Levasseur a reçu beaucoup d’attention de la part du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Sa photo était affichée sur le mur du poste de quartier 22 (PDQ 22), près du pont Jacques-Cartier.

C’était à l’époque où Guylain vivait dans sa fourgonnette avec son adorable chienne Toutoune.

Entre 2015 et 2019, il a reçu pas moins de 235 constats d’infraction. La valeur de l’imposante montagne de contraventions a fini par atteindre le sommet vertigineux de 25 000 $. Comment voulez-vous qu’un gars en situation d’itinérance crache le motton?

Extorquer ceuzes qui sont incapables de payer ne répond à aucune logique économique. L’objectif est plutôt politique.

Je dis ça parce que Guylain est tombé dans le viseur du PDQ 22 parce qu’il utilisait sa fourgonnette pour aider des gens dans la même condition que lui. Avec son véhicule, il transportait des biens reçus de la part d’individus solidaires en vue de les redistribuer près de l’édicule du métro Beaudry.

C’est la crise dehors. Il y a de l’entraide dans la rue. Et il y a la police qui tolère bien mal la présence des laissé·es-pour-compte d’une société friquée. Les attroupements autour de la fourgonnette de Guylain rendaient le phénomène de l’itinérance trop visible aux yeux de l’autorité constabulaire.

Les renifleurs d’infractions ont donc flairé l’occasion d’émettre des tickets de parking en quantité industrielle à Guylain. La surjudiciarisation est pourtant un remède tellement pire que le mal.

Punir l’entraide de la rue

Guylain avait toutefois une entente de paiement avec le Percepteur des amendes de la Ville de Montréal dans le cadre du Programme d’accompagnement des personnes en situation d’itinérance (PAPSI), moyennant un modeste versement de 5 $ par mois… Jusqu’au jour où le sergent André Ayotte a décidé d’aller fouiner là-dedans, en 2019.

Non seulement la perceptrice en chef des amendes décide-t-elle alors d’annuler l’entente de paiement avec Guylain, mais en plus, elle exclut les infractions de stationnement du PAPSI. Dire que la police a le bras long n’a rien d’une exagération.

Les attroupements autour de la fourgonnette de Guylain rendaient le phénomène de l’itinérance trop visible aux yeux de l’autorité constabulaire.

Le 8 février 2019, Guylain porte plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). À un moment donné, assez c’est assez.

Trois années passent. La CDPDJ finit par conclure que la Ville de Montréal a fait preuve de discrimination illégale fondée sur la condition sociale de Guylain.

La Ville refusant de donner suite aux « mesures de redressement » de la CDPDJ, l’affaire est portée devant le Tribunal des droits de la personne. La CDPDJ poursuit alors la Ville, le sergent Ayotte et trois autres flics du SPVM, incluant François Proulx, dont le harcèlement envers les personnes en situation d’itinérance avait déjà été dénoncé par plusieurs organismes communautaires.

De la discrimination? Où ça?

La cause est entendue par le juge Christian Brunelle durant un procès s’étirant sur 20 jours d’audition, en 2023. Le tribunal prendra plus de quatorze mois pour pondre son jugement, lequel est finalement rendu public le 29 janvier dernier.

Pour la première fois, un tribunal québécois se donne la peine de définir la notion de profilage social. En gros, il s’agit de toute action prise par une personne en situation d’autorité, pour des raisons de sécurité, qui repose sur des facteurs tels que la condition sociale, « sans motif réel ou soupçon raisonnable », qui a pour effet d’exposer la personne à un traitement différencié.

En fait, c’est un simple copier-coller de la définition jurisprudentielle de profilage racial. Pourquoi se casser le bicycle?

Après m’être tapé cette décision longue de 88 pages, je me gratte le coco en me demandant : mais il est où le jugement, là-dedans?

Non seulement la Ville et sa police sont-elles blanchies sur toute la ligne, mais en plus le « jugement » laisse la pénible impression que le tribunal a davantage fait le procès de Guylain que celui de flics zélés vite sur le ticket.

Dire que la police a le bras long n’a rien d’une exagération.

Ces mêmes flics qui sont pourtant venus bullshiter en pleine face monsieur le juge, en balançant des énormités du genre : « Guylain Levasseur c’pas un itinérant : moé aussi je dors dans mon char quand que ch’fais du camping, votre honneur! »

Le juge prend une grosse loupe pour scruter en détail le comportement de Guylain, mais ne se questionne même pas sur le rôle des flics dans l’annulation de l’entente de paiement ni sur la raison du pourquoi de la photo épinglée sur le mur du PDQ 22.

Si le tribunal se montre compréhensif envers le « sentiment d’exaspération ou de découragement » des flics, il se révèle incapable d’exprimer une pareille empathie à l’égard de Guylain, alors que c’est pourtant lui qui voit sa précarité s’aggraver du fait d’être bombardé de tickets.

L’odeur fétide du parti pris pro-police rôde dans les parages…

La délation citoyenne derrière le zèle policier

La surjudiciarisation a un coût. Du flic qui rédige le ticket jusqu’au juge qui rend le verdict, en passant par les fonctionnaires de la cour municipale : aucune de ces personnes ne travaille bénévolement. Ce sont donc les contribuables qui finissent par payer la facture salée.

Et pourtant, certain·es en redemandent. Le juge Brunelle cite ainsi la lettre d’un commerçant à la mairesse Valérie Plante visant « le propriétaire d’une fourgonnette jaune pâle » qu’il ne cesse de dénoncer au PDQ 22. Selon le businessman frustré, le « stationnement illégal » dont Guylain se rend coupable « encourage la venue de jeunes délinquants ». Rien de bon pour les affaires!

Extorquer ceuzes qui sont incapables de payer ne répond à aucune logique économique. L’objectif est plutôt politique.

J’ai moi-même obtenu via l’accès à l’information 148 pages de plaintes citoyennes, formulées entre janvier 2023 et août 2024, dans le seul arrondissement Ville-Marie, exigeant le démantèlement de campements de personnes vivant sans toit, parfois avec photos à l’appui.

« Je trouve sincèrement que cet itinérant n’a pas sa place dans ce parc », lit-on. Un autre parle de « faire décamper les itinérants ». D’autres sont plutôt en mode prévention : « ça commence toujours par un, puis un second, puis c’est cinq et avant longtemps [c’est] des campements partout ».

« C’est inacceptable qu’on tolère un tel campement sur la principale artère commerciale de Montréal », s’inquiète l’un. « Faites enquête et je suis certain d’une baisse de chiffre d’affaires de la SAQ, à cause de cette présence », lance un autre.

« Clôturer totalement le parc pour le fermer la nuit serait un début de solution », propose l’un. D’autres idées : « retrait de certains bancs, plantation d’arbustes épineux, éclairage du site accentué la nuit, surveillance accrue par les policiers et les intervenants sociaux ». Un autre se fait plus menaçant : « nous allons déloger la ou les personnes cette semaine si la Ville ne prend pas ses responsabilités ».

Sans nier en bloc que des plaignant·es vivent des situations difficiles, je me demande juste pourquoi ces gens si volubiles ne font pas pression pour que les bâtiments vacants, qu’on sait nombreux, puissent offrir un toit aux personnes vivant dans la rue?

N’oublions jamais que personne n’est totalement à l’abri de l’itinérance. Les problèmes sociaux requièrent une réponse sociale, pas policière.

Justice pour toutes les victimes.