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La justice escargot est un déni de justice

30.09.2025

Ce texte a d’abord été publié sur Pivot, le 12 mai 2025 : https://pivot.quebec/2025/05/12/la-justice-escargot-est-un-deni-de-justice/

 

La justice escargot est un déni de justice

 
Les victimes d’abus policiers ont tout intérêt à s’armer de patience.
 
Par Alexandre Popovic
 

Le procès a déjà été retardé trois fois. Et il concerne un événement aujourd’hui vieux d’il y a plus de huit ans.

Je parle du procès déontologique des quatre constables du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) qui ont tué Koray Kevin Celik sous les yeux de ses parents à L’Île-Bizard, lors de la nuit fatidique du 6 mars 2017.

Les quatre flics ont été cités devant le Tribunal administratif de déontologie policière (TADP), en novembre 2020, pour avoir « abusé de leur autorité en utilisant une force plus grande que celle nécessaire à l’égard de monsieur Koray Kevin Celik ».

Quatre ans et demi plus tard, l’affaire n’a toujours pas été jugée. Pourtant, dans son plus récent rapport annuel, le TADP dit vouloir s’attaquer aux facteurs qui « font croître les délais pour obtenir justice » afin de « tenter de contrer le phénomène du “décrochage judiciaire” ». Une directive a même été adoptée en ce sens en décembre 2023.

C’est bien beau tout ça, mais il demeure que la famille Celik est toujours en attente d’un verdict déontologique. Pourquoi donc?

Pas de nos oignons

Le procès devait d’abord avoir lieu au printemps 2022, mais a été reporté en raison de la tenue cette même année d’une enquête publique du coroner sur le décès du jeune homme de 28 ans. Il existait alors un risque de chevauchement entre les deux différentes procédures.

Le nouveau calendrier prévoyait le commencement du procès en septembre 2023. Mais à seulement un mois d’avis, les audiences ont été annulées en raison du « départ soudain » de l’avocat représentant l’agente Karine Bujold, l’une des quatre constables citées, de son cabinet. Peut-être n’avait-il plus envie de défendre l’indéfendable.

En septembre 2024, donc un an plus tard, le procès débute enfin, avec le témoignage-choc des parents de la victime. Puis, coup de théâtre : après quelques jours d’audience, le TADP annule toutes les dates prévues en octobre pour la continuation de la cause.

C’est la lenteur au ralenti.

Fait étrange, la décision d’annuler les huit journées d’audience a été prise à huis clos. Comme si le public était devenu un témoin gênant qu’il faut écarter à tout prix pour protéger de mystérieux secrets.

Bien que je sois moi-même le plaignant dans ce dossier, je n’ai jamais pu connaître les raisons qui se cachaient derrière ce nouveau retard. Tout ce que je sais, c’est que les procureur·es du Commissaire à la déontologie policière n’ont pas demandé de remise.

Ce qui ne laisse qu’une seule possibilité : c’est encore un coup des avocat·es des flics. Après tout, le témoignage des parents a provoqué une immense émotion en salle d’audience que seul le temps permettra de dissiper.

À défaut d’explications, il ne reste plus qu’à se rabattre sur des hypothèses.

Le procès continue ce lundi pour se poursuivre le reste de la semaine, et ensuite quatre autres journées la semaine suivante. À moins que les avocat·es des flics n’arrivent avec un autre stratagème pour gagner du temps une fois de plus.

Le supplice de l’interminable attente

Le fléau des délais n’est pas propre au système québécois de déontologie policière.

Au Manitoba, la famille d’Eishia Hudson, une adolescente de la Première Nation de Berens River, abattue à l’âge de seize ans par un flic de Winnipeg, le 8 avril 2020, attend toujours qu’une date soit fixée pour l’enquête publique du coroner sur les causes et circonstances de ce terrible décès.

C’est long longtemps.

Le fléau des délais n’est pas propre au système québécois de déontologie policière.

Mais il y a pire. En Colombie-Britannique, neuf longues années se sont écoulées entre le décès de Myles Gray, brutalisé à mort à l’âge de 33 ans par sept flics de Vancouver, le 13 août 2015, et l’annonce d’une audience publique sur cette révoltante affaire par le Bureau du commissaire aux plaintes contre la police de la province – cet organisme étant, à quelques nuances près, l’équivalent du Commissaire à la déontologie policière au Québec.

C’est la lenteur au ralenti.

Notons que l’an dernier, la législation provinciale a été amendée pour notamment permettre au Bureau du commissaire aux plaintes contre la police de la Colombie-Britannique de tenir une audience publique à n’importe quelle étape du processus d’enquête.

Cette modification visant à réduire les délais découlait elle-même d’une recommandation formulée par un comité spécial de l’Assemblée législative dans un rapport produit… en 2019.

C’est pas trop tôt.

Jouer l’horloge

Ne me parlez pas de l’arrêt Jordan, cette jurisprudence établissant des délais maximaux de 18 à 30 mois pour être jugé, dépendamment du type d’infraction. Cette célèbre décision de la Cour suprême du Canada ne s’applique qu’aux causes criminelles, et non pas à la déontologie policière ou aux enquêtes publiques du coroner.

Car pour bénéficier du droit constitutionnel d’être jugé dans un délai raisonnable, prévu à la Charte canadienne des droits et libertés, encore faut-il être inculpé au criminel ou encore être confronté à de « véritables conséquences pénales », comme l’emprisonnement. Ce qui n’est pas du tout le cas en déontologie, où les flics trouvés coupables ne risquent souvent qu’une période de suspension sans salaire, quand ce n’est pas une tite tape sur les doigts.

Parmi ceuzes qui invoquent les délais déraisonnables pour se tirer d’affaire, on remarquera plusieurs flics accusé·es au criminel. Un article, publié dans la revue du Cercle des représentants de la défense policiers dans l’année suivant le jugement de la Cour suprême, mentionne quatre causes dans lesquelles des flics inculpés ont plaidé l’arrêt Jordan, seulement au Québec. Avec plus ou moins de succès.

Les flics n’hésitent pas à brandir leurs droits constitutionnels quand c’est leur propre derrière qui se retrouve collé au banc des accusé·es.

Tout un paradoxe quand on sait qu’il existe au sein du lobby policier un discours tenace dépeignant la Charte des droits et libertés comme une insupportable nuisance pour la force constabulaire. Gilles Frigon, chef de l’Association des directeurs de police et pompiers du Québec, le disait noir sur blanc, en 1996.

La Fraternité des flics de Montréal est même déjà allée jusqu’à revendiquer une « Charte des droits des policiers ». Faut vraiment pas se prendre pour des pommes de route.

Ces mêmes flics qui maudissent la Charte quand elle protège les droits de simples citoyen·nes n’hésitent donc pas à brandir leurs droits constitutionnels quand c’est leur propre derrière qui se retrouve collé au banc des accusé·es.

Voilà qui s’appelle parler des deux côtés de la bouche.

Justice pour toutes les victimes.