Ce texte a d’abord été publié sur Pivot, le 28 avril 2025 : https://pivot.quebec/2025/04/28/la-verite-ne-sort-pas-de-la-bouche-du-bureau-des-enquetes-independantes/
La vérité ne sort pas de la bouche du Bureau des enquêtes indépendantes
Mon histoire débute le 31 mai 2023.
Ce jour-là, je reçois une décision de la Commissaire à la déontologie policière concernant la plainte que j’ai logée contre les flics du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) qui sont intervenus auprès de Nicholas Gibbs, père de trois enfants âgé de 23 ans, abattu de cinq balles, dont trois tirées dans son dos, par l’agent Philippe Bertrand, le 21 août 2018.
Ma plainte reprochait aussi au directeur du SPVM de l’époque, Martin Prud’homme, et à treize autres flics de ce même corps policier d’avoir contrevenu à l’article 3 du Règlement sur le déroulement des enquêtes du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI). Cette disposition oblige la police à respecter la préséance du BEI quand l’événement relève de cet organisme d’enquête. Rien d’illogique là-dedans.
Ce motif de plainte, il m’a été inspiré d’une lettre que Madeleine Giauque, directrice du BEI de l’époque, avait adressée au chef Prud’homme. La lettre, que j’ai obtenue via l’accès à l’information, révélait que des flics du SPVM avaient empiété sur les platebandes du BEI en interrogeant des témoins civils de l’intervention policière qui a coûté la vie à Nicholas Gibbs.
Des déclarations ont ainsi été soutirées et même remises à des enquêteurs du SPVM pour « vérification ». Le tout, avant l’arrivée de l’équipe d’enquête du BEI sur la scène de l’événement.
Cette nécessaire mise en contexte étant désormais faite, je reviens maintenant à la décision de la Commissaire à la déontologie policière, qui est le point de départ de mon histoire.
J’apprends donc que ma plainte est rejetée sur toute la ligne.
Donc, l’agent Philippe Bertrand tire dans le dos d’un homme jusqu’à temps qu’il s’effondre au sol, et ses collègues flics font ensuite leur propre enquête comme si le BEI n’existait pas, mais Madame la Commissaire ne voit aucune faute déontologique.
Mais bon, rien d’exceptionnel ici : le système déontologique est devenu une machine à rejeter les plaintes, comme je l’écrivais récemment.
Qui dit vrai?
Et puis, il y a ce paragraphe douteux de la décision où la Commissaire écrit que le BEI a publié un communiqué de bilan d’enquête dans lequel il aurait conclu « que les obligations des policiers impliqués, des policiers témoins et du directeur du service de police impliqué prévues au Règlement ont été respectées » (c’est la Commissaire qui souligne).
Non seulement l’affirmation contredit les récriminations soulevées par la directrice du BEI dans sa lettre au chef du SPVM, mais en plus on peut même lire dans un communiqué disponible sur le site Web du BEI que « les obligations du directeur du service de police impliqué prévues à l’article 3 du Règlement […] n’ont pas été respectées ».
J’ai donc cru que la Commissaire était à côté de la track.
Le BEI a réussi à s’auto-contredire. Et pas sur un détail insignifiant.
Refusant d’accepter que ma plainte passe à la trappe, je me suis tourné vers le Tribunal administratif de déontologie policière (TADP) pour demander la révision de cette décision problématique.
Dans sa décision, en août 2023, le TADP m’apprend à son tour qu’il existe en fait deux versions du même communiqué, l’une contenue au dossier de la Commissaire et l’autre en ligne sur le site du BEI. Tiens, tiens…
Ne pouvant « départager laquelle des deux versions du communiqué doit prévaloir », le TADP demande alors à la Commissaire de tirer la situation au clair, en ordonnant un complément d’enquête. Ce qui a permis d’établir que la version disponible en ligne était la bonne.
Au final, plus tard cette année-là, tant la Commissaire que le TADP ont fini par aboutir à la même conclusion, soit le rejet de ma plainte.
Mais il reste que deux décisions déontologiques ont dû être rendues au lieu d’une. Tout ça parce que le BEI a réussi à s’auto-contredire. Et pas sur un détail insignifiant, mais bien sur la légalité des actions posées par le directeur du plus grand corps policier municipal du Québec.
Une comédie d’erreurs
Le dossier déontologique étant désormais fermé, j’aurai pu passer à autre chose. Mais voilà qui serait mal me connaître.
Je décide donc d’adresser une demande d’accès à l’information au BEI. Question de comprendre pourquoi les « fins limiers » de la « police des polices » ont agi comme des clowns incompétents.
Ce n’est qu’au début de ce mois-ci que j’ai enfin pu obtenir des explications. L’accès à l’information est souvent un plat qui se mange qui se froid.
Les documents obtenus du BEI sont révélateurs.
D’une part, on apprend que le formulaire utilisé à l’époque pour rédiger les communiqués de bilan d’enquête du BEI n’avait « pas d’endroit dédié concernant le respect des obligations en vertu du Règlement, tels une case à cocher ou un encadré spécifique ». Comme si c’était sans importance.
D’autre part, le BEI a tenu une réunion de travail, le 14 juin 2023, pour vérifier la véracité des informations contenues dans ses propres communiqués de bilan d’enquête. Signe que le BEI doutait de lui-même.
L’exercice aura permis de repérer pas moins de 17 communiqués problématiques, dont quatre omettaient de mentionner les manquements policiers. Ce qui illustre une propension du BEI à passer l’éponge sur les inconduites policières.
Et dire que « la rigueur » est citée parmi les « valeurs fondamentales » du BEI.
Les autres communiqués étaient incomplets ou encore confondaient les obligations énoncées au Règlement sur le déroulement des enquêtes du BEI avec celles qu’on retrouve dans la Loi sur la police.
Et ça aura pris une autre demande d’accès à l’information (pas de moi, ce coup-ci) pour que le BEI allume. Misère que c’est pas professionnel leur affaire.
L’histoire ne s’arrête pas là.
L’an dernier, j’ai convaincu le BEI d’amender un communiqué de bilan d’enquête concernant un événement survenu à Gatineau, le 8 janvier 2021. Le communiqué disait que l’homme atteint par les balles du flic tenait « une lame de type X-Acto » près de la gorge d’une femme. Le BEI a ensuite précisé qu’il n’y avait pas de lame. Or, la correction a aujourd’hui disparu du site Web du BEI.
Et dire que « la rigueur » est citée parmi les « valeurs fondamentales » du BEI.
Si vous voulez mon avis, le BEI est une honte nationale qui mérite de finir au fond de la poubelle de l’histoire.