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Il fut un temps où il n’existait pas de police à proprement parler dans ce bas monde.
C’était le cas à l’époque où les États-Unis n’étaient encore que treize colonies de la couronne britannique, au 18e siècle.
Certes, il y avait la milice, un concept directement importé de l’Angleterre. Cependant, les seuls éléments coercitifs de la milice à l’époque de l’Amérique coloniale se résumaient à l’enrôlement pour tous les mâles aptes physiquement, lesquels devaient aussi se soumettre à une forme de service militaire obligatoire. Utilisée pour repousser des envahisseurs étrangers ou affronter les Premières nations autochtones, la milice n’était déployée qu’en cas d’urgence et seulement pour une période de temps limitée. (1)
On était donc encore loin de la police telle qu’on la connait aujourd’hui comme organisation armée permanente d’application de la loi.
Cependant, c’est à partir des effectifs de la milice qu’ont été formées les premières patrouilles esclavagistes (“slave patrols”).
Plusieurs travaux de recherche réalisés dans les milieux académiques ont en effet établi que les patrouilles esclavagistes ont été les précurseurs de l’avènement de la police moderne aux États-Unis, laquelle a fait son apparition au 19e siècle (1838 à Boston, 1845 à New York, 1851 à Chicago, etc.). (2)
« [Traduction] De nombreux services de police du sud ont commencé par des patrouilles esclavagistes », note ainsi Victor E. Kappeler, professeur à l’école de justice de l’Université de l’est du Kentucky. (3)
« [Traduction] Les patrouilles esclavagistes fonctionnaient comme un bras spécialisé de l'application de la loi. Bien que souvent liées à la milice, elles avaient une autonomie et une fonction unique exigeant qu'elles soient considérées comme quelque chose de plus qu'un type de police informel, mais certainement pas comme un exemple d'organisation policière moderne », écrit Philip L. Reichel, professeur de criminologie et de sociologie à l’Université du Colorado. (4)
« [Traduction] Les similitudes entre les patrouilles esclavagistes et le système américain moderne de maintien de l'ordre sont trop saillantes pour être rejetées ou ignorées. Par conséquent, la patrouille esclavagiste doit être considérée comme un précurseur de l'application moderne de la loi des États-Unis », estiment K. B. Turner, David Giacopassi et Margaret Vandiver, tous trois professeurs en criminologie à l’Université de Memphis, en citant plusieurs études bien documentées. (5)
Dans un ouvrage publié pour la première fois en 1904, l’historien W.E.B. Du Bois qualifiait les patrouilles esclavagistes de « système de police rural ». (6)
Mais les patrouilles esclavagistes sévissaient également en milieu urbain, comme le note Sally Hadden, professeure à l’Université de Harvard et auteure d’un ouvrage consacré aux patrouilles esclavagistes.
« [Traduction] Les responsabilités des patrouilleurs urbains se confondaient de temps à autres avec celles qui sont assumées par les policiers et pompiers modernes. En effet, les patrouilleurs urbains ont précédé l'avènement des effectifs de police et de pompiers dans pratiquement toutes les villes du sud », écrit-elle. (7)
Tout a commencé en 1704, dans la province américaine de Caroline, une concession territoriale britannique qui se divisera éventuellement en deux, donnant ainsi lieu à la création de deux colonies royales distinctes, soit la Caroline du Nord et la Caroline du Sud.
Cette année-là, donc, la Caroline a adopté la première loi prévoyant la création de patrouilles esclavagistes du sud des États-Unis. (8)
Le fait que la Caroline était la province où la traite des esclaves était la plus importante et la plus développée de toutes les colonies du continent (9) n’était certainement pas étranger à ce qu’elle devienne pionnière dans la mise sur pied des patrouilles esclavagistes.
Pour Reichel, les patrouilles esclavagistes sont apparues dans un contexte où la peur des esclaves, à titre de « classe sociale dangereuse », ne faisait qu’aller en grandissant parmi les populations caucasiennes. (10)
Cette peur était alimentée par des tentatives de mutinerie chez les esclaves, comme par exemple ce complot séditieux, mis à jour en 1687, visant à « détruire et à tuer les sujets de Sa Majesté » à Westmoreland, dans la colonie de Virginie, voisine de la Caroline. (11)
« [Traduction] La paranoïa fait partie de la préoccupation qui a entraîné la formation de patrouilles esclavagistes et une partie de la raison pour laquelle on entendait tant d'histoires de révoltes », explique Hadden. (12)
La croissance démographique galopante des populations Afro-américaines, majoritairement réduites au servage, était un autre facteur amplifiant le sentiment d’insécurité chez de nombreux Blancs. Ce phénomène était d’ailleurs particulièrement prononcé en Caroline du sud, où les Blancs sont passés du statut de la majorité à celui de minorité en l’espace de moins d’une génération. Ainsi, si, en 1700, les citoyens caucasiens représentaient 57 % de la population contre 43 % pour les Afro-américains, cette proportion s’est ensuite inversée, vingt ans plus tard, pour s’établir à 30 % de Blancs contre 70 % de Noirs. (13)
Citant des dirigeants de la Caroline, W.E.B. Du Bois écrit que « [Traduction] le grand nombre de Nègres qui ont été importés dans cette colonie dernièrement peut mettre en danger la sécurité de celle-ci ». Tant et si bien qu’une loi encourageant l’immigration de serviteurs blancs a même été adoptée par la colonie, en 1698. « [Traduction] [Si] les Blancs ne se multiplient pas proportionnellement, la sécurité de cette province sera grandement en danger », pouvait-on lire dans le texte de loi. (14)
La loi de 1704 prévoyait que les capitaines de milices de la Caroline devaient former des patrouilles esclavagistes, composées de dix hommes chacune, ayant pour mission de visiter les plantations afin d’y débusquer les esclaves circulant en-dehors de celles-ci sans la permission de leur maitre, et de les punir. (15)
Si la première législation semblait conçue pour capturer les esclaves en fuite, une loi subséquente, adoptée en 1721, apparaissait répondre davantage aux risques grandissants de révolte chez les populations afro-américaines surexploitées. C’est ce que suggère ce passage du texte de loi intimant aux patrouilleurs de « [Traduction] prévenir toutes les cabales parmi les Nègres, en les dispersant quand ils jouent du tambour, et de fouiller toutes les maisons des Nègres à la recherche de toute arme ou tout autre objet offensif ». (16)
Notons que de 1721 à 1734, les fonctions dévolues aux patrouilles esclavagistes étaient assumées par l’ensemble des milices de la colonie. Ainsi, il n’y avait pas de patrouilles spécifiquement dédiées au contrôle et à la répression des esclaves, ce type d’activités figurant parmi les différentes tâches de la milice de la Caroline au cours de cette période. (17)
Puis, en 1734, l’assemblée législative de la Caroline du sud a séparé les patrouilles esclavagistes des milices. Les législateurs ont aussi convenu d’établir un salaire annuel fixe pour les patrouilleurs (50 $ pour les capitaines, 25 $ pour les autres), lesquels se retrouvaient par ailleurs exemptés de participer à la milice. Formées de cinq membres chacune, les patrouilles esclavagistes étaient présentes dans chacun des trente-trois districts de la province. (18)
Trois ans plus tard, les patrouilleurs rémunérés ont été remplacés par des volontaires bénévoles, lesquels étaient tenus de mener vingt rondes par semaine. Le nombre de membres pour chaque patrouille a aussi triplé, atteignant quinze personnes. En 1740, une nouvelle réforme a eu pour effet de permettre aux propriétaires de plantation de se faire remplacer sur la patrouille par n’importe quel Blanc pour autant qu’il soit âgé d’entre 16 à 60 ans. L’obligation de patrouiller a toutefois cessé d’être requise dans les villes où les Caucasiens étaient largement supérieurs en nombre par rapport aux populations afro-américaines. Notons que les patrouilles étaient plus fréquentes dans les régions rurales, où les esclaves étaient plus susceptibles de se soulever. (19)
Entre-temps, la Caroline du sud a été le théâtre de la plus meurtrière rébellion d’esclaves du 18e siècle. Le 9 septembre 1739, une soixantaine d’esclaves armés de couteaux et d’armes à feu sont partis de la rivière Stono pour se mettre en route vers la Floride, en chantant, dansant et assassinant deux douzaine de Blancs qu’ils ont rencontrés sur leur passage. (20)
La crainte que ne se reproduise de tels incidents s’est emparé de la province voisine de Géorgie, comme en témoigne le préambule d’une loi adoptée par son assemblée législative, en 1757, prévoyant la création de patrouilles esclavagistes pour assurer « [Traduction] la meilleure tenue des Noirs et autres esclaves, dans l'ordre et la prévention de toutes les cabales, insurrections ou autres irrégularités parmi eux ». Fait à noter, l’adoption de cette loi est survenue à peine sept ans après que la possession d’esclaves soit devenue légale dans cette province du sud. (21)
La loi de 1757 prévoyait que les capitaines de milice doivent sélectionner sept patrouilleurs, pour chaque secteur de patrouille, parmi une liste d’hommes blancs, laquelle incluait les propriétaires de plantation, et ce, qu’ils soient de sexe masculin ou féminin. (Notons cependant que les femmes ont été dispensées du devoir de patrouille en 1824). En 1765, le nombre de patrouilleurs a été élevé à un maximum de dix personnes. Au début, la cadence des rondes était aux deux semaines. En outre, chaque plantation devait être patrouillée au moins une fois par mois. (22)
Reichel note que dans huit États du sud, « [Traduction] les patrouilles esclavagistes relevaient de la même autorité gouvernementale que les organisations policières formelles ». (23) Il appuie sa position en énonçant les exemples suivants :
- De 1734 à 1737, les patrouilleurs de la Caroline du sud étaient nommés par un commissaire de district et obéissaient aux ordres de ce dernier, ainsi qu’à ceux du gouverneur de la province et du commandant en chef des forces armées ;
- À compter de 1753, les juges des cours de comté de la Caroline du nord pouvaient nommer trois propriétaires fonciers pour agir en tant que « fouilleurs » (“searchers”), après que ceux-ci aient prêtés serment de désarmer les esclaves. En 1802, ces patrouilles ont été placées sous la juridiction exclusive des cours de comté ;
- Le Tennessee, qui était intégré à la Caroline du nord de 1693 à 1790, avait aussi recours à ce type de patrouilleurs. En 1806, les commissaires municipaux se sont investis du pouvoir de désigner ces patrouilleurs ;
- En Louisiane, les patrouilles esclavagistes ont été mises sur pied en 1807. Elles sont tombées sous l’autorité d’organismes gouvernementaux de niveau paroissial à partir de 1821 ;
- Apparues pour la première fois en 1825, les patrouilles esclavagistes de l’Arkansas étaient nommées par les cours de comté jusqu’en 1853, année à partir de laquelle ce pouvoir a été confié aux juges de paix ;
- En 1831, les municipalités du Mississippi ont été autorisées à exercer le contrôle sur les patrouilles esclavagistes. Deux ans plus tard, des commissions de police de comté se sont vues octroyer le pouvoir de nommer les chefs de patrouille ;
- Au Missouri, les patrouilles esclavagistes ont d’abord été établies en 1825. Puis, à compter de 1837, leurs membres étaient désignés par les cours de comté ;(24)
- Enfin, à compter de 1830, les patrouilles esclavagistes de la Géorgie se sont retrouvées sous l’autorité de juges de paix investis du pouvoir de désigner leurs membres, incluant leurs capitaines, et d’organiser leurs activités, autant de responsabilités qui relevaient jusqu’à présent de la milice. (25)
En ce qui concerne les tâches des patrouilleurs, celles-ci se résumaient, en Géorgie, à traquer les esclaves en fuite, rechercher et saisir des biens volés, ainsi que toute chose pouvant servir d’arme durant une mutinerie et même tout élément de preuve attestant un degré d’alphabétisation et de scolarité, comme des livres, des papiers et des crayons, le fait d’apprendre à lire à un esclave étant interdit dans cette province. (26)
Les patrouilleurs avaient le pouvoir d’obliger tout esclave à décliner un laissez-passer, c’est-à-dire un document dans lequel on trouvait le nom du propriétaire de l’esclave, la période de temps pour laquelle celui-ci a reçu la permission de prendre congé de la plantation et l’endroit où il était tenu de se trouver. Ils avaient aussi le pouvoir d’entrer sans mandat sur n’importe quelle plantation de la colonie. (27)
Les assemblées à caractère religieux organisées au sein des communautés afro-américaines étaient particulièrement ciblées par les patrouilleurs, ces rencontres permettant aux esclaves de socialiser entre eux, ce qui était évidemment mal vu par les tenants de la suprématie blanche. Savannah, ville la plus ancienne de Géorgie, a ainsi adopté une ordonnance stipulant que les esclaves ne peuvent tenir d’assemblées religieuses à moins qu’un prêcheur blanc ne soit présent. Cette mesure était apparemment le fruit de la nervosité des autorités municipales face à la révolte d’esclaves ayant éclaté au sein de la colonie de Saint-Domingue (aujourd’hui nommée la République d’Haïti), en 1791. (28)
Enfin, les patrouilles avaient aussi le pouvoir d’administrer des châtiments corporels aux esclaves ayant fait preuve de désobéissance ou d’insubordination. En Géorgie, de même qu’en Caroline du sud et en Arkansas, les patrouilleurs étaient autorisés à infliger un maximum de vingt coups de fouet, tandis que la Caroline du nord, le Tennessee et le Mississippi avaient limités ce nombre à quinze. (29) Certaines provinces du sud permettaient même aux patrouilleurs de fouetter des Afro-américains libres qui ne pouvaient fournir de preuve écrite de leur statut de non-esclave. En fait, toute personne à la peau noire était présumée être esclave dans l’ensemble des colonies esclavagistes, à l’exception de la Louisiane. (30)
Fait particulier, dans certaines colonies, les patrouilles esclavagistes s’étaient vues reconnaître le droit d’exercer certains pouvoirs coercitifs à l’endroit de Blancs, en particulier ceux qui étaient soupçonnés de nourrir des sympathies envers les Afro-américains. (31) Ainsi, en Caroline du sud, les patrouilleurs pouvaient faire irruption dans les maisons de Blancs lorsqu’ils avaient des motifs de croire que celles-ci hébergeaient des Noirs recherchés pour des infractions aux lois. (32) À Savannah, les patrouilleurs ont même été dotés du pouvoir d’appréhender et de détenir, le temps d’une nuit, tout Blanc dont la conduite était jugée « désordonnée ». (33)
Aux vastes pouvoirs prévus par la loi s’ajoutaient les crimes commis par les membres des patrouilles. « [Traduction] Les patrouilleurs avaient les coudées franches et plusieurs gestes illégaux étaient tolérés pour assurer le maintien du système de patrouille », écrit Reichel, ajoutant que cette impunité a procuré des avantages injustes à des gens dépourvus de scrupules. (34)
« [Traduction] Les patrouilles étaient connues pour leur haut niveau de brutalité et de cruauté », rapporte Carol Archbold, professeure à l’Université du Dakota du nord. (35) Jacob Stroyer, un esclave affranchi, offre un aperçu de ce dont les patrouilleurs étaient capables. « [Traduction] Après que le Nègre ait été capturé, ils l'ont tué, l'ont découpé et donné ses restes aux chiens », relate-t-il. (36)
Comme on peut s’en douter, les patrouilles suscitaient souvent un mélange de peur et de répulsion chez les populations afro-américaines. Lewis Clarke, un esclave affranchi, n’y est pas allé par quatre chemins pour dire tout le mal qu’ils pensaient des patrouilleurs. « [Traduction] Ce sont les plus vils et les plus faibles, et le pire de toute la création. Comme des rats affamés, ils sortent la nuit, se glissent dans les huttes des esclaves pour voir s’ils peuvent y trouver un vieil os; ils chassent les maris de leurs propres lits, pour ensuite prendre leur place », dénonce-t-il. (37)
Cependant, selon Hadden, les patrouilles esclavagistes n’appliquaient pas systématiquement la loi à la lettre. La professeure note, à titre d’exemple, que le grand jury du comté de Green, en Géorgie, avait déploré le « laxisme » des patrouilleurs dans la surveillance des populations afro-américaines vivant sur son territoire. (38) « [Traduction] Le devoir de patrouille qui est si intimement lié au bon ordre et à la sécurité de l’État, est encore tellement négligé dans plusieurs de nos paroisses et districts que de graves inconvénients ont été ressentis », regrettait pour sa part le gouverneur de Caroline du sud, en 1820. (39)
Durant les années 1790, un autre grand jury de Géorgie, soit celui du comté de Chatham, s’était plaint des difficultés à faire respecter l’obligation imposées aux Blancs de prendre part aux patrouilles. Au début du XIXe siècle, les autorités de la Géorgie, alors devenue un État de l’union, se sont résignées à rémunérer les patrouilleurs. En 1819, un dollar était versé pour chaque soirée de patrouille. De plus, toute récompense offerte pour la capture d’un esclave en fuite était partagée entre les patrouilleurs lorsque le fugitif était intercepté. (40)
Reichel écrit que les patrouilleurs eux-mêmes avaient souvent une réputation peu envieuse. Il cite les propos d’un propriétaire de plantation de Géorgie, qui les a décrit comme étant des « [Traduction] garçons ou hommes oisifs, dont la plus haute l'ambition consiste à "attraper un nègre" ». Les patrouilleurs se voyaient régulièrement reprocher de boire avant ou pendant qu’ils étaient en fonction, à un point tel que la Caroline du sud et la Géorgie se sont toutes deux senties obligées d’adopter des lois interdisant la consommation d’alcool durant les heures de patrouille. (41)
Si l’absence à une séance de patrouille était punie d’une amende, les Blancs qui en avaient les moyens pouvaient toujours se soustraire à cette obligation en payant des remplaçants pour patrouiller à leur place. En fait, le fardeau de patrouiller était généralement assumé par les Blancs ne possédant pas d’esclaves, de sorte que ceux-ci voyaient parfois les rondes comme étant un service offert à la classe de propriétaires de plantation. (42)
Hadden rapporte que certains propriétaires d’esclaves voyaient d’un mauvais œil les interventions des patrouilles, qu’ils ressentaient comme de l’ingérence dans leurs affaires. Pour eux, les activités des patrouilleurs étaient vécues comme un désaveu de leur capacité à discipliner eux-mêmes leurs esclaves, ce qui, à n’en point douter, devaient être douloureux pour leur orgueil. Ces propriétaires pouvaient même aller jusqu’à défier les patrouilleurs, par exemple, en taisant la présence d’esclaves rebelles sur leur propriété qui, dans certains cas, provenaient de plantations voisines, au lieu de les livrer aux patrouilleurs, créant ainsi « [Traduction] une conspiration ironique des maitres et de leurs esclaves pour tromper les patrouilleurs ». (43)
La violence des châtiments corporels infligés aux esclaves était une autre pomme de discorde entre les propriétaires et les patrouilleurs. Au prix où coûtaient les esclaves, les propriétaires n’avaient aucune envie que leur « bien » subisse des dommages pouvant réduire leur niveau de performance au labeur. Il est d’ailleurs arrivé que des patrouilleurs doivent verser une compensation financière à des propriétaires pour rembourser le manque à gagner découlant des lésions qu’ils ont infligées à des esclaves. (44)
Ces différents facteurs expliquent sans doute pourquoi des propriétaires d’esclaves siégeant à aux assemblées législatives de Virginie et des Carolines ont refusé d’approuver différents projets de loi qui auraient accrus les pouvoirs des patrouilles esclavagistes. (45)
Bref, les patrouilles esclavagistes semblaient largement mal-aimées, tant par des propriétaires qui les voyaient comme une nuisance potentielle, que par bon nombre de Blancs, qui les percevaient comme une corvée dont ils auraient bien pu se passer… sans même parler des Afro-américains eux-mêmes. Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas du peu de succès qu’avaient les patrouilleurs à inculquer la soumission aux esclaves. Comme l’explique Reichel :
[Traduction] Malgré la dureté et l'immédiateté de châtiment, ainsi que la probabilité d’être pris en défaut, les esclaves ont continués à avoir le même comportement qui avait provoqué au départ les patrouilleurs. En fait, ils ont ajouté des activités spécifiquement destinées à irriter les patrouilleurs (ou, comme ils étaient diversement surnommés, les "Padaroe", "Padarole" ou "patteroller"). Des mesures préventives, telles que des systèmes d’alerte, feindre l’ignorance ou l’innocence quand ils sont détectés et apprendre à quel moment s’attendre à l’arrivée d’une patrouille, étaient généralement utilisées. Les mesures plus péremptoires incluaient la construction de portes de sortie dans les huttes pour faciliter la fuite, le nouage de cordes à travers les routes de voyage à l’approche des chevaux [des patrouilleurs], et se bagarrer pour sortir des lieux de rencontres [prohibées]. (46)
À l’éclatement de la guerre civile américaine, en 1861, les patrouilles esclavagistes de la Géorgie ont intensifié leur vigilance à l’égard des populations afro-américaines. À Atlanta, elles se sont même mises à appréhender n’importe quel Noir se trouvant dans les rues après 21h. Les autorités ont également interdit les rassemblements de Noirs, à moins que ceux-ci ne se tiennent en présence de patrouilleurs. (47)
Si les patrouilles esclavagistes sont demeurées en place tout au long de la guerre civile, elles n’ont pas non plus été complètement démantelées après l’abolition officielle de l’esclavage. Durant l’époque de la Reconstruction, nom donnée à la période ayant suivie la fin de la guerre civile, des militaires fédéraux, des miliciens d’État et des membres Ku Klux Klan se sont mis à assumer les responsabilités dévolues aux patrouilles esclavagistes, se montrant même encore plus violents que celles-ci. (48)
« [Traduction] Les érudits et les historiens affirment que la transition des patrouilles esclavagistes aux agences de police financées par les fonds publics s’est faite harmonieusement dans la région du sud des États-Unis », écrit Archbold. (49)
L’esclavage avait peut-être été aboli sur papier, mais la mentalité esclavagiste a elle fait long feu, et ce, au sein des mêmes des forces de l’ordre des États-Unis.
Le passé raciste de la police américaine demeure encore aujourd’hui largement occulté dans l’enseignement prodigué aux États-Unis.
Trois professeurs en criminologie des États-Unis ont ainsi établi que la moitié des 18 manuels d’introduction à la criminologie publiés après l’an 2000 ne comportait aucune allusion que ce soit aux patrouilles esclavagistes, ni même à l’esclavage de façon générale. L’autre moitié des ouvrages couvrait ces thématiques en seulement quelques lignes, allant d’un minimum d’une ligne à un maximum de 40 lignes, la médiane s’établissant à huit lignes, ce qui est évidemment bien peu. (50)
Ces trois professeurs ont également examinés les manuels portant sur la police américaine, découvrant que 31 % (4 sur 13) d’entre eux taisaient le sujet des patrouilles esclavagistes et de l’esclavage. Le reste des ouvrages traitaient ces thématiques en leur consacrant un minimum de six lignes et un maximum de 54 lignes, avec une médiane de 22 lignes. (51)
Si l’esclavagisme des populations afro-américaines a été un crime contre l’humanité, l’occultation du passé raciste de la police aux États-Unis est un crime contre la mémoire auquel il est encore possible aujourd’hui de remédier.
Sources:
(1) The Journal of Libertarian Studies, “The American Militia and the Origin of Conscription: A Reassessment”, Jeffrey Rogers Hummel, Volume 15, Number 4 (2001), p. 32. https://mises.org/library/american-militia-and-origin-conscription-reassessment-0
(2) Perspectives on Policing, « The Evolving Strategy of Police: A Minority View », Hubert William & Patrick V. Murphy, January 1990, no. 13.
(3) KAPPELER Victor E., “A Brief History of Slavery and the Origins of American Policing” http://plsonline.eku.edu/insidelook/brief-history-slavery-and-origins-american-policing
(4) REICHEL Philip L., “Southern Slave Patrols as a Transitional Police Type”, (2013) SAGE Publications, p. 24-25.
(5) K. B. Turner, David Giacopassi & Margaret Vandiver (2006) Ignoring the Past: Coverage of Slavery and Slave Patrols in Criminal Justice Texts, Journal of Criminal Justice Education, 17:1, p. 186.
(6) DuBois, W. E. B. 1904. “Some Notes on Negro Crime, Particularly in Georgia”. Atlanta, GA: Atlanta University Press. Reprinted in DuBois, W. E. B. (ed.). 1968. Atlanta University Publications, Vol. II. New York: Octagon Books, p. 3.
(7) HADDEN Sally E., “Slave Patrols”, Last edited by NGE Staff on 01/10/2014 http://www.georgiaencyclopedia.org/articles/history-archaeology/slave-patrols
(8) Op. cit., Reichel, p. 21.
(9) DUBOIS W.E.B., “The Suppression of the African Slave-Trade to the United States of America 1638-1870”, (1896), Longmans, Green and Co., p. 9. https://archive.org/details/suppressionofafr00dubo
(10) Op. cit., Reichel, p. 20.
(11) Encyclopedia Virginia, “Westmoreland Slave Plot (1687)”, Walter C. Rucker. http://www.encyclopediavirginia.org/Westmoreland_Slave_Plot_1687
(12) Research in review, “Slavery’s Police”, Summer 2001 http://www.rinr.fsu.edu/issue2001/slavery.html
(13) Op. cit., Reichel, p. 19.
(14) Op. cit., DUBOIS (1896), p. 9-10.
(15) Op. cit., Reichel, p. 21.
(16) Idem.
(17) Idem.
(18) Idem.
(19) Idem, p. 20-21-22.
(20) Op. cit., Research in review.
(21) Op. cit., Reichel, p. 19.
(22) Idem, p. 22.
(23) Idem, p. 26
(24) Idem, p. 25-26.
(25) Idem, p. 22.
(26) Op. cit., Hadden.
(27) Idem.
(28) Idem.
(29) Op. cit., Reichel, p. 21.
(30) Idem, p. 23-24.
(31) Auandaru Nirhani, “Policing Slaves Since The 1600’s - White supremacy, slavery, and modern us police departments”, January 7th, 2012 11:11 AM http://therebelpress.com/articles/show?id=2
(32) Op. cit., Turner et al, p. 185.
(33) Op. cit., Reichel, p. 22.
(34) Idem, p. 24.
(35) ARCHBOLD Carol A., “Policing – A text/reader”, (2013) SAGE Publications, Section 1, p. 5.
(36) Op. cit., Nirhani.
(37) Op. cit., Reichel, p. 23.
(38) Op. cit., Hadden.
(39) Op. cit., Reichel, p. 24.
(40) Op. cit., Hadden.
(41) Op. cit., Reichel, p. 24.
(42) Op. cit., Hadden.
(43) KAMOIE Laura Croghan, “The History, Methods, Composition, and Legacy of Southern Slave Patrols”, Published on H-South (January, 2002) http://www.h-net.org/reviews/showrev.php?id=5845
(44) Op. cit., Reichel, p. 24.
(45) Op. cit., Kamoie.
(46) Op. cit., Reichel, p. 23.
(47) Op. cit., Hadden.
(48) Op. cit., Archbold.
(49) Idem.
(50) Op cit., Turner et al, p. 188.
(51) Idem, p. 188-189.