Ce texte a d’abord été publié sur Pivot, le 7 juillet 2025 : https://pivot.quebec/2025/07/07/letat-canadien-veut-connaitre-tous-nos-secrets/
L’État canadien veut connaître tous nos secrets
C’est fou pareil la quantité d’informations, parfois très personnelles, qu’on confie à nos ordinateurs, téléphones et autres bidules électroniques.
Cette mine d’or en renseignements ouvre naturellement l’appétit de l’État.
Ottawa compte donc rassasier sa soif de curiosité avec le projet de loi C-2 du gouvernement libéral de Marc Carney.
Contenant 198 articles divisés en seize parties, C-2 est une boite à (mauvaises) surprises.
Si la proposition législative déposée en juin regorge d’inquiétants reculs pour les droits des personnes immigrantes, elle menace aussi le peu qu’il nous reste encore de vie privée. Qu’on parle de frontières étatiques ou d’univers numérique, l’objectif de l’État reste d’affirmer son autorité en resserrant l’étau à nos dépens.
Dans les parties quatorze et quinze, C-2 aspire à transformer davantage en collabos de l’État les entreprises fournissant des services électroniques.
Ces compagnies devront ainsi donner accès à des quantités toujours plus nombreuses et importantes de données sur leur propre clientèle (qui, au bout du compte, paye pour se faire espionner). Avec ou sans mandat, dans certains cas. Des amendes salées pouvant atteindre jusqu’à 500 000 $ sont prévues pour celles qui oseraient refuser de courber l’échine.
L’intention formulée par le législateur est aussi claire que brutale : « faciliter l’accès à des renseignements de base qui aideront » la police ou le ténébreux Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) dans leurs missions de répression et de surveillance de la population.
Quand même ironique que ceuzes qui tiennent tant à espionner nos vies soient réputé·es pour leur esprit cachotier.
C-2 aspire à transformer davantage en collabos de l’État les entreprises électroniques.
Ce n’est pas d’hier qu’Ottawa cherche à soumettre les entreprises fournissant des services électroniques à ses volontés d’intrusion. En 2009, il y a eu le projet de loi C-47, soit la Loi sur l’assistance au contrôle d’application des lois au 21e siècle.
L’année suivante, on a eu droit au projet de loi C-52, soit la Loi sur les enquêtes visant les communications électroniques criminelles et leur prévention.
En fin de compte, aucun des deux projets de loi n’a été adopté. C’était à l’époque du gouvernement conservateur (alors minoritaire) de Stephen Harper.
Et voilà maintenant que Carney et sa bande s’y mettent aussi. Comme si le bipartisme canadien n’était fait que des deux faces d’une même pièce pourrie.
Aux apôtres de la surveillance numérique, je dis ceci : trouvez-vous donc une vie au lieu de vouloir fourrer votre satané nez dans la nôtre.
Qui surveille le SCRS ?
Bien sûr, le gouvernement voudra nous rassurer.
On nous dira sûrement qu’il existe de « solides mécanismes de surveillance et de reddition de comptes » pour garder le SCRS dans le droit chemin.
N’en croyez rien. Tout ce blabla n’est que bouillie pour les chats (et les crédules).
Oh, vous pensez que j’exagère? Eh bien, vous n’avez qu’à lire le rapport d’examen de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (OSSNR), un des principaux « chiens de garde » du SCRS, dont une version horriblement caviardée a été publiée fin mai.
Ce rapport fait le procès des mécanismes de reddition de compte du ministère fédéral de la Sécurité publique concernant le SCRS. Il faut savoir que les services secrets canadiens relèvent directement du ministre de la Sécurité publique. C’est pourquoi les hauts fonctionnaires de son ministère ont pour rôle de lui fournir des conseils concernant les activités du SCRS.
Or, ces bonzes se font plutôt les perroquets du SCRS.
Tout ce blabla n’est que bouillie pour les chats (et les crédules).
« L’OSSNR a constaté que Sécurité publique demeure volontiers dépendant du SCRS lorsqu’il s’agit de reconnaître et de recevoir de l’information pertinente, ce qui réduit la capacité de Sécurité publique à préparer des conseils objectifs destinés au ministre concernant les activités et les opérations du SCRS », lit-on.
C’est donc le SCRS qui décide ce que le ministre doit savoir. Résultat : le ministre n’est responsable de rien car il ne sait rien.
Pire encore, l’OSSNR a appris que le ministère de la Sécurité publique « préférait éviter d’aborder unilatéralement avec le ministre les questions opérationnelles du SCRS ».
Autrement dit, le ministère cache lui-même des choses au ministre. À son propre ministre.
Main dans la main avec Daech
Tout au long du rapport d’examen, il est question d’une mystérieuse « opération » du SCRS qui, selon l’OSSNR, « a porté atteinte à la réputation du Canada sur la scène internationale ».
CBC a découvert de quoi il s’agissait. On parle de l’affaire Mohammed al-Rasheed.
Lorsque ce dentiste syrien s’est présenté à l’ambassade du Canada, à Amman en Jordanie, en 2015, pour demander l’asile, il a plutôt été recruté par le SCRS pour infiltrer Daech.
C’est ainsi qu’al-Rasheed est devenu passeur pour Daech dans une ville turque frontalière de la Syrie. La taupe du SCRS aidait ainsi des personnes à joindre l’organisation djihadiste unanimement qualifiée de « terroriste » par le monde occidental.
Le SCRS est laissé à lui-même.
Parmi les quelque 140 personnes qui ont bénéficié de ses « services » se trouvaient trois adolescentes britanniques en fugue. Deux d’entre elles sont ensuite décédées dans une Syrie alors à feu et à sang, tandis que la troisième mène depuis plusieurs années une vie de misère dans un camp de détention kurde.
Des détails embarrassants sur l’affaire ont été révélés dans le livre du journaliste britannique Richard Kerbaj The Secret History of the Five Eyes, publié en 2022. On y apprend notamment que le SCRS a tenté d’étouffer l’affaire auprès de la police britannique après qu’al-Rasheed ait tout déballé aux autorités turques.
C’est ce bouquin qui a inspiré le ministre de la Sécurité publique de l’époque, Marco Mendicino, à demander à l’OSSNR de procéder à un examen dépassant par ailleurs le cadre de cette bien triste histoire.
C’est donc grâce au travail d’un journaliste étranger que l’OSSNR a produit ce rapport d’examen quand même instructif. Voilà qui en dit long sur nos médias « grand public ».
En fin de compte, le SCRS est laissé à lui-même. Sans réelle supervision gouvernementale.
Et sans avoir à craindre des médias mainstream plutôt inoffensifs.
Et dire que c’est ce même SCRS essentiellement hors de contrôle que le gouvernement Carney cherche à récompenser avec son maudit projet de loi C-2.