L’insoutenable nonchalance du ministère de la police

Il est peu connu du public que la Loi sur la police accorde au ministre de la Sécurité publique du Québec des pouvoirs importants à l’égard des corps policiers québécois et de leurs membres.

Les articles 166 et 193.10 de cette loi prévoient que le ministre peut obliger le Commissaire à la déontologie policière à tenir une enquête.

Les articles 279, 280 et 281 stipulent de plus que le ministre peut faire enquêter, ou désigner une personne pour ce faire, tout corps de police, que ce soit à la demande d’une municipalité d’où est issue ce corps de police ou d’un groupe de citoyens de cette dernière.

Enfin, l’article 289 prévoit quant à lui que le ministre peut ordonner une enquête, ou la reprise de celle-ci, relativement à une allégation d’infraction criminelle commise par un policier ou par un constable spécial.

Cela étant, la loi est une chose, son application en est une autre.

Le ministre de la Sécurité publique s’est-il déjà servi de ces pouvoirs qui lui sont conférés par les six articles de loi ci-haut mentionnés ? Si oui, combien de fois l’a-t-il fait ?

Ménage ou window dressing ?

Questions d’autant plus pertinente quand on se rappelle que l’adoption de la Loi sur la police, en juin 2000, constituait la réponse du ministre de la sécurité publique de l’époque, Serge Ménard, au rapport de la commission Poitras, laquelle avait été mise sur pied suite à une avalanche de scandales qui s’était abattue sur la Sûreté du Québec au beau milieu des années ’90.

Lorsque le ministre Ménard a déposé le projet de loi 86, qui allait devenir la Loi sur la police, cette réforme avait suscité de fortes attentes auprès du public, comme en témoigne certains titres d’articles de journaux : « Québec serre la vis aux policiers » (1), « Une réforme pour briser la loi du silence en milieu policier » (2) et « Ménard se façonne un outil pour faire le ménage à la SQ » (3). On pouvait même lire dans ce dernier article que le ministre Ménard avait affirmé qu’une « plus grande transparence sera exigée des organisations policières », l’auteur de l’article ajoutant qu’un « suivi rigoureux sera effectué ».

Onze ans après l’adoption de cette réforme, qu’est-il advenu de la volonté du ministère responsable de la police de briser la loi du silence en milieu policier, d’effectuer un « ménage à la SQ » et de veiller à la transparence au sein des organisations policières ?

Autrement dit, quels sont les gestes concrets que le ministre a posé pour convaincre les citoyens sceptiques que cette réforme ne se résumait pas à du window dressing et à de beaux titres dans les journaux susceptibles d’endormir la vigilance du public ?

C’est pour obtenir réponse à ces questions qu’un militant de la CRAP a envoyé une demande d’accès à l’information au ministère, en septembre 2011, afin de connaître le nombre de fois où le ministre s’est prévalu des pouvoirs qui lui sont reconnus par ces différentes dispositions de la loi depuis son entrée en vigueur.

Malheureusement, la réponse du responsable de l’accès à l’information n’a guère été utile puisque celui-ci a prétendu que le ministère ne détenait aucun document concernant les renseignements faisant l’objet de la demande d’accès.

Or, le demandeur a pourtant réussi à trouver par lui-même deux communiqués de presse émanant du ministère dans lequel on apprenait que le ministre de la Sécurité publique avait eu recours à l’article 166 de la loi pour obliger le Commissaire à la déontologie policière à faire enquête dans deux affaires controversées impliquant deux corps policiers différents.

Le premier communiqué était daté du 29 août 2005. Jacques Dupuis, le ministre de l’époque, avait  ordonné au Commissaire à la déontologie policière de tenir une enquête relativement aux agissements de certains membres du Service de police de la ville de Québec dans l’affaire Simon Marshall, un jeune homme souffrant de déficience intellectuelle qui avait été condamné à cinq années de pénitencier pour des agressions sexuelles avant d’être définitivement blanchi de toute culpabilité par des tests d’ADN. (4)

Quant au second communiqué, il était daté du 26 octobre 2010. Robert Dutil, le successeur de Dupuis au poste de la Sécurité publique, avait exigé du  Commissaire à la déontologie policière la tenue d’une enquête relativement à la conduite d’enquêteurs du Service de police de la Ville de Montréal dans l’affaire Maria Altagracia-Dorval, une femme ayant porté plusieurs plaintes à la police pour dénoncer le harcèlement et les menaces dont elle avait fait l’objet de la part de son ex-conjoint et qui a malgré tout été poignardée à mort chez elle par ce dernier. (5)

Le demandeur s’est donc interrogé sur le niveau d’effort que le personnel du ministère a consacré afin de trouver des documents pouvant satisfaire sa demande d’accès à l’information.

La réponse pour le moins nonchalante du ministère était d’autant plus désolante et déplorable quand on connait les importantes responsabilités qui reposent sur les épaules du ministre de la Sécurité publique en matière policière.

Les articles 305 et 356 de la loi stipulent en effet respectivement que le ministre doit notamment veiller à l'application des normes juridiques applicables au milieu policier et est chargé de l’application de ladite loi.

La loi a ainsi confié au ministre de la Sécurité publique la lourde responsabilité qui est celle d’avoir la police à l’œil.

Mais qui s’assure que le ministre surveille effectivement et adéquatement les corps policiers québécois ?

En d’autres mots, qui surveille le ministre pour s’assurer qu’il surveille effectivement et adéquatement la police ?

Et comment un simple citoyen peut-il être assuré que le ministre s’acquitte de cette tâche quand le ministère de celui-ci se montre lui-même incapable de dire si le ministre utilise ses pouvoirs qui lui sont reconnus par la loi ?

Une sous-utilisation sous-documentée

Toujours est-il que le demandeur a contesté la décision rendue par le ministère, de sorte que le dossier a été entendu par la commissaire Lina Desbiens de la Commission d’accès à l’information, le 25 avril 2013.

Durant l’audience, Jean Boulé, responsable de l’accès à l’information au ministère, a révélé que le ministre responsable de la police n’a jamais utilisé les pouvoirs prévus aux articles 279, 280, 281 et 289 de la Loi sur la police.

Le directeur de la Direction générale des affaires policières au ministère a par ailleurs indiqué à M. Boulé qu’il n’avait pas souvenir qu’une enquête avait déjà été menée en vertu de l’un de ces articles de loi.

Monsieur Boulé a de plus déclaré qu’il n’existe aucun registre recensant les demandes que le ministre a pu faire en vertu des articles de la loi énumérés précédemment.

En résumé, la sous-utilisation des pouvoirs du ministre prévus à la loi sur la police est elle-même sous-documentée par le ministère.

Interrogé relativement aux deux communiqués de presse mentionnés ci-haut, le responsable de l’accès à l’information ne pouvait même pas dire si tous les communiqués de presse émis par le ministère étaient en ligne sur le site web dudit ministère.

La commissaire Desbiens a toutefois indiqué que la commission n’avait pas juridiction pour juger du caractère adéquat de la surveillance exercée par le ministère.

Le 28 mai 2013, la commissaire Desbiens a rendue une décision interlocutoire dans ce dossier. (6)

Dans sa décision, la commissaire Desbiens a estimé que la preuve présentée par le ministère durant l’audience était « incomplète ».

« En effet, écrit-elle, la preuve présentée a porté uniquement sur l’existence de documents constituant une compilation de l’information recherchée par le demandeur. Toutefois, l’organisme n’a pas présenté de preuve sur l’existence ou non de documents portant sur les demandes d’enquête de façon individuelle, alors qu’il confirme qu’il y a effectivement eu de telles demandes d’enquêtes, ce qui est confirmé par les communiqués de presse déposés par le demandeur ».

Par conséquent, la commissaire Desbiens a ordonné au ministère de vérifier s’il détinait des documents qui permettraient au demandeur d’effectuer lui-même une telle compilation.

Une nouvelle audience se tiendra le 18 octobre prochain, à compter de 13h30, au siège de la Commission d’accès à l’information, situés au 500 boulevard René-Lévesque ouest, bureau #18.200.

 

Sources :

(1) La Presse, « Québec serre la vis aux policiers », Martin Pelchat, 7 décembre 1999, p. A1.

(2) La Presse, « Une réforme pour briser la loi du silence en milieu policier », Martin Pelchat, 7 décembre 1999, p. A3.

(3) La Tribune, « Ménard se façonne un outil pour faire le ménage à la SQ », Pierre April, 17 décembre1999, p. A8.

(4) http://www.securitepublique.gouv.qc.ca/ministere/salle-presse/communiques/126/99.html?tx_ttnews[backPid]=1129&tx_ttnews[tt_news]=1471

(5) http://www.securitepublique.gouv.qc.ca/ministere/salle-presse/communiques/126/43.html?tx_ttnews[backPid]=1129&tx_ttnews[tt_news]=4042

(6) Pour consulter la décision de la commissaire Desbiens : http://canlii.ca/t/fxr6c