Ce texte a d’abord été publié sur Pivot, le 26 août 2024 : https://pivot.quebec/2024/08/26/loi-sur-lingerence-etrangere-on-sen-est-fait-passer-une-vite/
Loi sur l’ingérence étrangère : on s’en est fait passer une vite
Quand le Parlement joue les humbles serviteurs des services secrets canadiens.
Par Alexandre Popovic
Avez-vous entendu parler de la loi C-70 concernant la lutte contre l’ingérence étrangère? Il se peut bien que non. Rares sont les médias québécois qui en ont fait l’analyse.
Pendant ce temps, le Parlement canadien a appuyé sur l’accélérateur, adoptant C-70, le 20 juin dernier, avec l’appui unanime de tous les partis représentés à la Chambre des communes, seulement six semaines après le dépôt du projet de loi.
On comprend qu’aucun·e politicien·ne n’a aujourd’hui envie d’avoir l’air « mollasse » face au problème réel des ingérences étrangères en sol canadien, mais le processus législatif n’est pas un concours de vitesse. Légiférer de façon consciencieuse, c’est s’efforcer de mesurer l’impact possible de chacun des articles de loi proposés – et ça, ça prend du temps.
Et du temps, il en aurait fallu pas mal plus pour arriver à décortiquer minutieusement un texte de loi renfermant pas moins de 107 articles, lesquels apportent des modifications à la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS), la Loi sur la preuve, la Loi sur la protection de l’information et le Code criminel, en plus de créer un registre d’agents d’influence étrangers. Pas ce qu’il y a de plus léger comme menu.
Si C-70 prétend s’attaquer à l’ingérence étrangère, la nouvelle législation ne sera pas sans conséquence pour les Canadien·nes, bien au contraire.
Une victoire pour le SCRS
Ainsi, C-70 va faciliter l’utilisation du régime des « ensembles de données » par le SCRS. On parle ici de collecte massive de renseignements personnels.
Il faut savoir que le SCRS fait l’objet de critiques depuis nombre d’années, notamment de la Cour fédérale, pour sa gestion problématique, parfois carrément illégale, des « ensembles de données ». L’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement a d’ailleurs publié un rapport cinglant à ce sujet pas plus tard qu’en mars dernier.
Or, C-70 élargit la portée des « ensembles de données » que le SCRS peut amasser et conserver sur les citoyen·nes canadien·nes. Comme si le Parlement tenait à tout prix à récompenser des services secrets contrevenant à ses propres lois.
Si la loi prétend s’attaquer à l’ingérence étrangère, la nouvelle législation ne sera pas sans conséquence pour les Canadien·nes.
La loi C-70 va aussi limiter la possibilité d’en appeler d’une décision judiciaire niant l’accès à des renseignements « de sécurité nationale » – qui émanent souvent du SCRS.
La loi ajoutera de plus des membres, actuel·les ou retraité·es, des Forces armées canadiennes à la longue liste de fonctionnaires « astreint·es au secret à perpétuité », réduisant ainsi au silence plusieurs militaires.
Tout ça, avec à peu près pas de débat public.
« Transparence » ou espionnage politique?
Certain·es diront que C-70 a le mérite de rendre le SCRS plus transparent. Car désormais, la nouvelle législation autorise « la divulgation à plus grande échelle des renseignements du SCRS aux partenaires clés qui ne font pas partie du gouvernement du Canada ».
Voilà qui satisfait une revendication du Conseil canadien des affaires qui avait demandé en début d’année que le SCRS puisse partager des renseignements avec des entreprises afin que celles-ci soient mieux outillées contre l’ingérence étrangère et autres menaces à leurs intérêts économiques.
Le SCRS n’a toutefois pas attendu C-70 pour partager ses petits secrets avec le milieu des affaires. Dès 2005, le SCRS a participé à des séances d’information « classifiée » biannuelles aux côtés de hauts fonctionnaires et de bonzes d’entreprises énergétiques.
En mai 2013, le SCRS a même accueilli des membres de cette industrie à l’intérieur de son quartier général ultra-sécurisé, à Ottawa. L’événement s’étalant sur deux jours comprenait une conférence portant sur « les défis posés aux projets énergétiques par les groupes environnementaux » et un goûter commandité par Enbridge, l’entreprise responsable du projet de pipeline Northern Gateway, lequel devait acheminer le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta – un des plus polluants au monde – jusqu’en Colombie-Britannique.
Enbridge et compagnie ont dû en avoir pour leur argent. Car grâce à des documents obtenus via l’accès à l’information, le média indépendant Vancouver Observer révélait, quelques mois plus tard, que le SCRS avait espionné des groupes environnementalistes et des Premières Nations opposés à ce même projet de pipeline aujourd’hui abandonné. Les groupes ciblés incluaient Idle No More, ForestEthics, Sierra Club, EcoSociety, LeadNow, Dogwood Initiative, Council of Canadians et People’s Summit.
Le SCRS partage ses petits secrets avec le milieu des affaires.
L’industrie pétrolière participe à rendre notre planète invivable, mais ce n’est pas elle qui représente une menace aux yeux de nos James Bond canadiens. Bien sûr que non! Ce sont plutôt ceuzes qui osent se mobiliser pour défendre l’environnement qu’il faut avoir à l’œil. Comme ça, les entreprises méga productrices de GES pourront continuer à bousiller le climat sans craindre de trop se faire importuner. On plaide la « sécurité nationale », mais j’y vois plutôt de la bêtise humaine au seul profit d’intérêts capitalistes.
L’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique est allée en Cour fédérale afin de faire toute la lumière sur l’espionnage des activistes anti-pipeline. En 2019, sa patience a été récompensée par la divulgation de plus de 2000 pages de documents, souvent lourdement caviardés, contenant 441 « rapports opérationnels » du SCRS. Notons que cette vaste surveillance n’a débouché sur aucune arrestation, le mouvement d’opposition à Northern Gateway n’ayant pas commis la moindre infraction. Le SCRS s’est justifié en disant que les renseignements recueillis pourraient peut-être lui être un jour utiles « si de la violence devait éclater ». Mais comme on dit, avec des « si » on va à Paris…
Plus de dix ans plus tard, l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique continue le combat judiciaire pour tenter de percer le mur d’opacité entourant l’espionnage politique du SCRS. Elle a d’ailleurs perdu une manche en Cour fédérale en juin dernier, une décision qui fera l’objet d’un appel. Cette longue saga est donc encore loin d’être terminée.
Une conclusion s’impose : si la machine judiciaire avance à pas de tortue quand des activistes militant pour le bien commun veulent faire valoir leurs droits démocratiques, le Parlement, lui, se montre rapide comme un serpent pour servir les intérêts du SCRS.