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Les agents de police sont traités bien différemment des autres suspects. Ceux-ci, en général, sont accusés sur-le-champ d’avoir commis l’acte criminel le plus grave dans les circonstances en attendant la conclusion de l’enquête. Par contre, avant que des accusations ne soient portées dans les cas où la police a tiré sur un civil, une enquête complète est menée, et les accusations semblent souvent moins graves que les faits pourraient le justifier.
- Rapport de la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario
Au Canada, la loi est censée être la même pour tout le monde. Elle n’est toutefois pas appliquée de la même façon entre citoyens et policiers. Dans les faits, rares sont les policiers qui sont traduits devant les tribunaux pour des gestes de violence qui, s’ils avaient été posé par de simples citoyens, auraient valu à ceux-ci des accusations criminelles passibles de longues peines d’emprisonnement.
En 1990, le gouvernement de l’Ontario a voulu contredire la sagesse populaire voulant que les policiers soient au-dessus des lois en mettant sur pied l’Unité des enquêtes spéciales – Special Investigations Unit ou S.I.U. en anglais – un organisme ayant pour mandat d’enquêter sur de possibles actes criminels commis par des policiers et de porter des accusations criminelles le cas échéant.
Les enquêtes de l’UES portent sur des incidents où des citoyens ont été tués ou ont subi des blessures graves, que ce soit par des balles tirées par des policiers, lors de la détention dans un poste de police ou durant un accident de la route impliquant un véhicule conduit par un policier, ainsi que sur des allégations d’agression sexuelle visant des policiers.
Au Québec, chaque fois qu’il a été question de mettre sur pied un organisme civil indépendant pour mener des enquêtes impartiales sur des incidents graves impliquant des policiers, les associations de policiers ont déchiré leur chemise sur la place publique.
Or, en Ontario, les associations de policiers n’ont pas du tout réagi de la même façon à la création de l’UES, qui est passée pour ainsi dire comme une lettre à la poste. Cette absence d’opposition des milieux policiers peut notamment s’expliquer par le fait que la mise sur pied de l’UES n’était alors qu’une des nombreuses réformes qui avaient été incluses dans un vaste projet de loi comptant pas moins de 87 pages.
Si la nouvelle obligation de recruter davantage de membres de minorités racisées dans les rangs de la police avait fait sourciller certains dirigeants de corps policiers et d’associations de policiers, les associations de policiers se sont montrées carrément hostiles aux déclarations du Solliciteur général de l’époque à l’effet qu’il souhaitait voir des restrictions à l’utilisation de la force mortelle par les policiers.
Comme nous le verrons, les associations de policiers vont vite déchanter à l’égard de l’UES, certains de leurs porte-paroles allant même jusqu’à prôner son abolition pure et simple durant les années subséquentes.
Mais il n’en demeure pas moins qu’au moment où le gouvernement libéral de David Peterson a annoncé la création de l’UES, les dirigeants policiers semblaient avoir compris qu’il était dans l’intérêt de la paix sociale qu’un organisme civil fasse enquête sur les incidents graves impliquant la police dans un contexte où le mécontentement populaire grandissant, particulièrement au sein de la communauté noire de Toronto, face à des interventions policières controversées laissait craindre l’éclatement d’émeutes similaires à celles qui ont ébranlé la plupart des grandes villes des États-Unis durant le XXe siècle.
« Les démocraties ont toujours adopté des "soupapes de sécurité sociale" pour libérer les pressions qui s’accumulent, dans une tentative d’éviter la désapprobation. L’UES est l’une de ces "soupape de sécurité sociale" », écrivait d’ailleurs James Cornish, directeur de l’UES, de 2004 à 2008.
Ironiquement, ce n’est qu’après la mise sur pied de l’UES que les rues du centre-ville de Toronto ont été le théâtre d’une importante émeute quelques jours après la mort d’un jeune homme noir tombé sous les balles de la police. L’émeute de Yonge Street, en mai 1992, symbolisait à elle seule le terrible fiasco que représentait l’UES.
Ce n’est pas là la seule ironie qui a marqué l’histoire de l’UES.
L’UES a fait ses premiers pas sous un gouvernement néo-démocrate dirigé par un certain Bob Rae, lequel avait maintes fois prit fait et cause en faveur d’enquêtes civiles indépendantes sur les décès aux mains de la police du temps où il était chef de l’opposition à Queens Park, l’Assemblée législative de l'Ontario.
Or, contre toute attente, ce fut le gouvernement suivant, dirigé par les conservateurs de Mike Harris, réputés proches des milieux policiers, qui a posé de véritables gestes concrets pour que l’UES reçoive certains des moyens financiers et légaux qui lui faisaient cruellement défaut depuis sa création.
Bien entendu, il a fallu qu’un certain nombre rapports produits à la suite de différentes consultations publiques déplorent le quasi-dénuement de l’UES avant que le gouvernement provincial accepte, voire se résigne, à doter l’Unité de certaines des ressources dont elle avait besoin pour fonctionner dans un minimum de dignité.
Ainsi, bien que certains responsables du gouvernement Harris cachaient difficilement leur manque d’affection envers l’UES, les conservateurs ontariens semblaient avoir réalisé ce que la plupart des dirigeants d’associations de policiers québécois n’ont toujours pas compris, à savoir que la création d’un organisme civil indépendant pour enquêter sur la police peut servir les intérêts de la police en tant qu’institution publique.
Cependant, la question qui mérite d’être posée est la suivante : après vingt-trois années d’existence, l’UES a-t-elle bien servie les intérêts du public, et plus particulièrement ceux des victimes et de leurs proches ?
La réponse à cette question ne peut être que négative si on prend en considération les innombrables carences qui caractérisent, encore aujourd’hui, l’UES :
- manque d’indépendance face à la police et au pouvoir politique ;
- manque de précision dans le texte de loi à l’origine de sa création;
- manque de pouvoirs pour sévir contre les policiers qui refusent de collaborer;
- manque de transparence générant un manque de confiance chez les familles de victimes et des citoyens;
- manque d’enquêteurs déployés sur les scènes d’incident;
- manque de célérité dans ses interventions sur les scènes d’incident;
- manque de financement, surtout durant ses premières années d’existence;
- manque de volonté dans la recherche de la vérité;
- manque de combativité chez plusieurs de ses dirigeants;
- manque d’enquêteurs qui n’ont jamais été policiers;
- manque de justice pour les victimes et leurs proches qui voient les policiers se faire blanchir quasiment à tout coup.
Bref, il ne suffit pas de créer un organisme soi-disant indépendant; encore faut-il lui donner des dents pour qu’il puisse mordre quand vient le temps de mordre.
En fait, quand on examine attentivement la performance et les résultats de l’UES lors des différents incidents où elle a fait enquête on peut difficilement s’empêcher d’en arriver à cette conclusion aussi troublante que pénible : la police n’aurait guère pu faire pire.
Au Québec, les partisans de la création d’un organisme civil indépendant ont souvent fait allusion à l’UES, ce qui est naturel compte tenu que cet organisme a été un précurseur en la matière au Canada et en Amérique du nord, voire dans le monde, lors de sa création.
Selon nous, l’étude du projet de loi 12, Loi modifiant la Loi sur la police concernant les enquêtes indépendantes, déposée en décembre 2012 par le ministre de la Sécurité publique du Québec, Stéphane Bergeron, représente le moment idéal pour examiner l’évolution et les innombrables défaillances de ce soi-disant « modèle ontarien ».
Tant qu’à être en retard de vingt-trois ans sur l’Ontario, aussi bien cherché à tirer des leçons des nombreux ratés de l’UES en matière d’enquêtes indépendantes.
C’est ce qu’a tenté de faire, à notre avis, le gouvernement libéral de la Colombie-Britannique lorsqu’elle a créé le Bureau d’enquête indépendant – Independent Investigations Office – en juin 2010.
D’une part, le nouvel organisme a été doté d’un budget de 10 millions$ et d’un personnel de 60 employés dès sa mise sur pied, ce qui contrastait avec le sous-financement qui avait accablé l’UES durant sa première décennie d’existence. D’autre part, la législation provinciale indiquait que le Bureau d’enquête indépendant devait veiller, d’ici cinq ans après sa création, à ce que son personnel soit composé exclusivement d’enquêteurs n’ayant jamais été policiers.
Mais pour tirer des leçons de l’expérience ontarienne, encore faut-il connaître l’histoire de l’UES.
Or, il n’existe que peu de documentation critique sur l’UES en français, mis à part les deux rapports de l’Ombudsman de l’Ontario, André Marin, et le deuxième rapport du juge George Adams. Ces documents, faut-il le noter, ne traitent pas de la première décennie d’existence de l’UES. En outre, à notre connaissance, il n’existe aucune documentation retraçant sous un angle critique l’histoire mouvementée de l’UES, de ses débuts jusqu’à aujourd’hui.
Le présent document vise donc à combler cette lacune.
Le portrait de l’expérience ontarienne que nous allons dépeindre dans les prochaines pages est à ce point repoussant qu’il est pourrait être tentant d’en arriver à la conclusion que la police est un État dans l’État si puissant que toute tentative de la réformer, la surveiller et lui imposer une reddition des comptes ne peut qu’être vouée à l’échec.
La capitulation face à l’actuel statu quo ne saurait toutefois être une option pour quiconque est incapable de tolérer plus longtemps l’horrible douleur que vivent les victimes d’abus policiers et leurs proches, qui se retrouvent trop souvent à être tenus dans l’ignorance et privés de justice par un système qui est organisé de façon à privilégier la police au détriment des simples citoyens.
Nous croyons que ce dossier sur l’UES doit servir, non pas à nourrir une vision fataliste, mais plutôt à illustrer non seulement l’ampleur du défi que représente la création d’un organisme civil indépendant pour enquêter sur la police, mais aussi les retombées dramatiques, voire désastreuses, découlant de l’inconséquence d’un gouvernement qui a fait les choses à moitié et accouché d’un tigre de papier dépourvu de crédibilité au lieu d’une « police des polices » digne de ce nom.
Le combat pour la justice et la vérité pour les victimes d’abus policiers et leurs proches est très long, frustrant et parsemé d’embuches, mais les résultants probants ne sont pas impossibles lorsqu’il y a suffisamment de volonté politique pour apporter des vraies solutions à des problèmes qui ont été négligés pendant trop longtemps.