Il y a bientôt deux ans, le gouvernement de Pauline Marois adoptait la Loi modifiant la Loi sur la police concernant les enquêtes indépendantes prévoyant la création d’un Bureau des enquêtes indépendantes (BEI).
Le BEI aura pour mandat de mener une enquête criminelle chaque fois qu’une personne perdra la vie ou subira une blessure grave ou sera blessée par une arme à feu utilisée par un policier durant une intervention policière ou lors de la détention par un corps de police. L’organisme en devenir pourra en outre enquêter sur tout autre événement impliquant la police lorsque le ministre de la Sécurité publique lui en fera la demande.
Vingt-trois mois plus tard, les libéraux de Philippe Couillard ont succédé au gouvernement péquiste et le BEI n’est pas toujours en place, de sorte que la police continue d’enquêter sur la police lorsqu’un citoyen meurt aux mains de la police ou subi des blessures pouvant mettre en danger sa vie.
Combien de temps faudra-t-il encore attendre avant d’assister à la fin de cet insupportable statu quo ? Retour sur un dossier dans lequel l’État québécois a fait la preuve, deux fois plutôt qu’une, de sa propension à la procrastination.
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La création du Bureau des enquêtes indépendantes a été annoncée à la fin de novembre 2012, quelques mois après la fin de la grève générale étudiante contre la hausse des frais de scolarité que voulait imposer le gouvernement libéral de Jean Charest.
Le Parti québécois, qui venait alors de chasser les libéraux en prenant le pouvoir avec un gouvernement minoritaire, avait inclut la création d’un tel organisme dans sa plate-forme électorale.
Il était plus que temps que le gouvernement du Québec en finisse avec le mécanisme d’enquête permettant à la police d’enquêter sur la police en cas de décès de citoyens et autres bavures policières.
En effet, à ce moment-là, la majorité des provinces canadiennes avaient déjà procédé à des réformes permettant à des civils de prendre part à des enquêtes criminelles sur des incidents graves impliquant la police, ou avait à tout le moins annoncé leur intention de le faire.
Dès 1990, l’Ontario avait fait figure de pionnier en la matière, avec la création du Special investigations unit (SIU). D’autres provinces emboiteront le pas plus d’une décennie plus tard, soit la Saskatchewan (2006), l’Alberta (2008), la Colombie-Britannique (2010) et la Nouvelle-Écosse (2010). Le gouvernement du Manitoba avait aussi déposé un projet de loi en ce sens, en 2009.
Au Québec, trois coroners différents avaient invité le gouvernement à réfléchir à l’opportunité de remettre en question le mécanisme d’enquête actuel à l’occasion d’investigations ou d’enquêtes publiques portant sur des décès de citoyens aux mains de la police, au début des années ’90. Ces différents appels, relayés par des groupes comme la Ligue des Noirs du Québec et la Ligue des droits et libertés, étaient toutefois demeurés lettre morte.
La controverse des enquêtes de la police sur la police est, à toutes fins pratiques, tombée dans l’oubli pendant une bonne douzaine d’années, avant de revenir en force avec l’enquête publique du coroner ad hoc André Perreault sur les causes et circonstances du décès de Fredy Villanueva, qui a débuté en 2009 pour prendre fin en 2013.
Comme on le sait, l’enquête criminelle sur l’intervention policière du Service de police de la ville de Montréal (SPVM) ayant couté la vie à Fredy Villanueva, le 9 août 2008, à Montréal-Nord, avait été confiée à la Sûreté du Québec. Or, l’enquête du coroner Perreault a permis d’apprendre que les enquêteurs de la SQ s’étaient abstenus d’interroger les deux constables impliqués dans l’intervention policière fatidique, alors qu’ils ne s’étaient pourtant pas privés de questionner les proches du jeune Villanueva dans les heures ayant suivi le drame, et ce, bien que ceux-ci étaient encore tous visiblement ébranlés et traumatisés par la violence dont ils avaient été témoins.
Le contraste frappant dans le traitement des témoins, selon qu’ils soient civils ou policiers, avait soulevé la consternation chez de nombreux citoyens. Pour une fois rare fois, les éditorialistes s’étaient montrés nombreux à monter au créneau pour exprimer leur indignation à l’égard d’une enquête de la police sur la police. La Protectrice du citoyen, Raymonde Saint-Germain, avait pour sa part produit un rapport spécial, en février 2010, dans lequel elle recommandait au gouvernement du Québec de mettre fin au présent mécanisme d’enquête.
Le ministre de la Sécurité publique, Robert Dutil, avait réagi à la controverse en déposant le projet de loi 46, en décembre 2011, qui prévoyait la création d’un Bureau civil de surveillance des enquêtes indépendantes. Cependant, comme le ministre Dutil n’avait prévu aucun véritable pouvoir d’enquête pour ce nouvel organisme, le mécanisme d’enquête actuel allait demeurer inchangé. Chaudement applaudi par le lobby policier mais unanimement rejeté par l’ensemble des organismes civils intervenus en commission parlementaire, le projet de loi 46 n’a jamais été adopté et est donc mort de sa belle mort.
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Voilà qui nous amène au dépôt du projet de loi 12 prévoyant la création d’un Bureau des enquêtes indépendantes par le ministre de la Sécurité publique, Stéphane Bergeron, en novembre 2012.
À l’époque, le ministre Bergeron avait déclaré que le futur BEI aura le pouvoir d’enquêter sur une intervention policière comme celle qui a grièvement blessé Maxence Valade lors de la manifestation contre le congrès du Parti libéral du Québec, à Victoriaville, le 4 mai 2012.
« Ce bureau aurait pu être impliqué dans des incidents qui sont survenus le printemps dernier. Par exemple, le jeune homme qui a perdu son œil c'est un incident grave qui aurait pu tomber sous la responsabilité de ce bureau », a déclaré le ministre Bergeron. (1)
Appréhendant la grogne de la force constabulaire, le ministre Bergeron avait aussi multiplié les déclarations apaisantes pour essayer d’amadouer le lobby policier.
« Ce projet ne constitue en rien un désaveu envers les policiers et les policières du Québec, loin de là. Leur travail est important, fondamental pour notre société, il est accompli avec grand professionnalisme », avait ainsi tenu à dire le ministre responsable de la police québécoise. (2)
Aussi, le ministre Bergeron avait-il présenté la création du BEI comme étant une réponse à un problème de perception du public envers le mécanisme d’enquête, et non pas à un problème d’impartialité des enquêteurs chargés de mener les enquêtes de la police sur la police.
« Il subsiste dans l'esprit de plusieurs l'impression qu'une enquête de la police sur la police peut se révéler complaisante, tant dans sa conduite que dans ses conclusions », avait déclaré le ministre de la Sécurité publique.
Le ministre Bergeron avait également essayé de convaincre le lobby policier que la création du BEI servira ultimement les intérêts policiers.
« Au final, le modèle que nous proposons permettra également aux policiers et aux policières de bénéficier d'une image plus positive dans l'esprit des gens qui doutent de leur impartialité », avait-il lancé.
Dans son désir de ne pas se mettre à dos le lobby policier, le ministre Bergeron a créé un Bureau des enquêtes indépendantes qui, ironiquement, souffrira d’un manque d’indépendance par rapport aux corps policiers.
En effet, faute de consacrer un budget adéquat pour le BEI, le nouvel organisme devra s’appuyer sur les services et ressources des corps policiers d’importance pour mener à bien ses enquêtes, comme le prévoit l’article 289.20 de la Loi sur la police.
Le ministre Bergeron répétait ainsi la même erreur qu’avait faite l’Ontario lorsque le gouvernement de la plus importante province canadienne avait omit d’octroyer des ressources suffisantes au SIU durant ses premières années d’existence. Cette carence avait eu pour effet de miner à la fois l’indépendance du SIU vis-à-vis de la police et sa crédibilité auprès du public.
Ainsi, le législateur québécois a-t-il décidé que le succès du BEI dépendra du bon vouloir du SPVM, de la Sûreté du Québec et du Service de police de la ville de Québec. Les grands corps policiers québécois se retrouveront ainsi en position de dicter les règles du jeu au BEI. Il y a d’ailleurs fort à parier que la tentation de mettre des bâtons dans les roues du futur organisme sera forte si le BEI rend des décisions déplaisant au lobby policier.
Le risque d’une telle nuisance est d’autant plus réel que les représentants du lobby policier n’ont pas tardés à manifester leur hostilité envers le futur organisme. Ainsi, en janvier 2013, Pierre Veilleux, président de l’Association des policiers provinciaux du Québec (APPQ) affirmait sans rire que le projet de loi 12 était « pratiquement » à l’image « des groupes de pression antipolice ». (3)
La présence d’anciens policiers parmi les enquêteurs du BEI risque de s’avérer tout aussi problématique pour l’indépendance du futur organisme. Remplacer les enquêtes de la police sur la police par des enquêtes d’ex-policiers sur la police ne trompera personne et va reproduire les mêmes problèmes d’impartialité qui affligent le mécanisme d’enquête québécois depuis trop longtemps.
La solidarité policière n’a rien d’une légende urbaine et constitue bien au contraire un phénomène bien documenté, notamment par la Commission Poitras, durant les années ’90. (4) Les policiers sont conditionnés depuis toujours à se protéger entre eux, et il ne suffit pas de quitter l’uniforme policier pour que cet esprit de corps, profondément ancré au sein de la sous-culture policière, disparaisse du jour au lendemain, comme l’a démontré l’Ombudsman de l’Ontario, André Marin, dans son premier rapport d’enquête spécial sur le SIU, publié en 2008. (5)
Le ministre Bergeron avait malgré tout défendu l’inclusion d’anciens policiers au sein du BEI en faisant une fois de plus l’éloge de la police.
Fait à souligner, le fait de ne jamais avoir été policier fait partie des critères énoncés à l’article 289.9 de la Loi sur la police pour être admissible à la fonction de directeur du BEI – dans ce cas-ci, il faut parler d’une directrice.
Mais pourquoi ce qui est bon pour la tête dirigeante du BEI ne l’est-il pas pour le reste du personnel, en particulier les enquêteurs ? Le législateur québécois croit-il vraiment qu’il suffit de s’assurer que la directrice du BEI n’ait jamais été directement à l’emploi de la police pour arriver à convaincre le public du caractère civil du futur organisme ? Bref, ce critère ne serait-il pas tout simplement fondé sur une volonté politique de sauver les apparences ?
Bien que le ministre Bergeron ait inscrit dans le texte de loi que le directrice du BEI devra favoriser la parité entre les enquêteurs qui n’ont jamais été policiers et ceux l’ayant déjà été (art. 289.10), on ne sera guère plus avancé si les anciens policiers occupent les positions les plus importantes au sein du nouvel organisme, un problème que l’Ombudsman Marin avait d’ailleurs relevé au niveau du SIU dans son rapport de 2008.
Le ministre Bergeron a aussi tenté de se faire rassurant en inscrivant au texte de loi une disposition empêchant un enquêteur du BEI désigné comme enquêteur principal dans un dossier particulier d’exercer une telle fonction lorsque l’enquête concernera un corps de police pour lequel il a déjà travaillé (art. 289.19).
Or, il n’y a rien dans la loi qui interdira à un enquêteur du BEI de participer à une enquête sur des membres de son ancien corps policier, par exemple, en interrogeant lui-même des policiers avec qui il a déjà patrouillé, en autant qu’il le fasse à titre de simple enquêteur.
Notons qu’en Colombie-Britannique, la loi créant le nouveau mécanisme d’enquête, baptisé Independent Investigations Office, prévoyait que le personnel de cet organisme devra être entièrement composé d’employés et d’enquêteurs n’ayant jamais été membres d’un corps policier ou d’une agence d’application de la loi d’ici au 1er janvier 2015. (7) Le législateur a ainsi tenu compte d’une recommandation formulée par le commissaire Braidwood dans son rapport sur le décès de Robert Dziekański, survenu à l’aéroport international de Vancouver, en octobre 2007. (8) (Malheureusement, cet objectif n’a toujours pas été atteint puisque les anciens policiers représentent présentement 40 % des enquêteurs du IIO). (9)
Paradoxalement, la présence d’anciens policiers au sein de l’éventuel BEI n’a pas empêché le lobby policier québécois de rouspéter.
En effet, lors des consultations en commission parlementaire sur le projet de loi 12, les représentants du lobby policier avaient martelés à l’unisson que les enquêtes du BEI devraient être confiées à des policiers encore actifs. Pierre Veilleux de l’APPQ était même allé jusqu’à brandir la menace d’une « crise de confiance profonde des policiers envers les enquêtes indépendantes » si le ministre Bergeron refusait de céder aux exigences du lobby policier. (10) Rien de moins.
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Un autre problème de taille est l’absence de mécanisme de communication d’informations sur les enquêtes du BEI, et ce, tant envers le public qu’auprès des familles des victimes.
En effet, la seule obligation de divulgation d’informations prévue dans la loi se limite à obliger le BEI à communiquer au public « l'état de ses activités au moins deux fois par année » (art. 289.22).
On peut donc s’attendre à ce que le public soit informé du nombre d’enquêtes effectuées par le BEI, par exemple, mais pas sur la façon que les enquêtes ont été menées ou encore sur les différentes versions des témoins civils et policiers de l’incident ayant donné lieu à l’enquête, ni sur les motifs de ses décisions à l’effet de recommander ou non le dépôt d’accusations criminelles contre le ou les policiers dont les actes auront été mis en cause.
Bref, on demandera on public de bien vouloir croire aveuglément que d’anciens policiers du BEI ont enquêtés de façon impartiale sur la police…
Cette bête et inexcusable lacune a d’ailleurs été récemment dénoncée par nul autre que deux policiers retraités lors de l’édition du 27 février 2015 de l’émission J.E. diffusée sur le réseau TVA.
« C’est je pense le point faible du nouveau bureau, cette nouvelle unité d’enquêtes indépendantes-là, c’est le fait qu’on a pas prévu un mécanisme de transmission de l’information, de réponse aux questionnements des gens qui sont impliqués ou intéressés dans ces dossiers-là », a déclaré Richard Dupuis, commandant à la retraite du SPVM.
Pour Dupuis, qui a lui-même dirigé ou travaillé sur une quarantaine d’enquêtes de la police sur la police, le BEI ne saura ramener la confiance du public dans telles conditions.
« C’est toute le principe de la confiance, la confiance qu’on accorde à une unité d’enquête, c’est la confiance qu’on accorde à un corps de police qui enquête sur un autre corps de police. Et lorsque l’on ne veut pas que ça soit entaché ce sentiment de confiance-là, je pense que la meilleure façon c’est d’ouvrir les livres », lance-t-il.
Un avis partagé par Jean-François Brochu, sergent-superviseur à la retraite de la Sûreté du Québec.
« Si on corrige pas les quelques lois qu’il nous faut corriger, si on corrige pas cet aspect-là du problème, si on est pas en mesure de rendre ça public, les questions vont demeurer, on revient à la case départ », a dit celui qui a supervisé plus d’une centaine d’enquêtes de la police sur la police en 34 ans de carrière policière.
« La famille de cette personne-là veut savoir pourquoi une personne est mort ou est décédée ou a été gravement blessée. Pis présentement, à part une rencontre confidentielle dans… dans le salon de la famille, dans lesquelles on leur explique comment que ça s’est passée. Pis des fois, y a même là, même là, il y a des éléments qu’on pourra pas dire parce que quand on partage quelque chose, quand on est sorti de la maison, les gens peuvent appeler Denis Thériault pis lui raconter qu’est-ce qu’on vient de leur dire. Donc il y a des choses, même là, qu’on était pas capable de dire. Ben ça, ça changera pas », d’expliquer Brochu.
Les représentants du lobby policier pointent d’ailleurs souvent du doigt l’opacité de la Directrice des poursuites criminelles et pénales (DPCP), à qui ils reprochent de ne pas divulguer les motifs des décisions rendues au terme des enquêtes de la police sur la police. Le lobby policier est d’autant plus chaud à mousser l’idée que les motifs de ces décisions soient rendu publics que la réputation de la DPCP en matière de blanchiment des policiers n’est plus à faire – selon les chiffres officiels, moins de 1 % des enquêtes de la police sur la police aboutissent à une mise en accusation policiers. (11)
Or, le fait que la direction du BEI ait été confiée à une ancienne procureure de la DPCP, soit Me Madeleine Giauque, (12) ne permet pas d’espérer que le futur organisme rompra avec la loi du silence qui caractérise depuis toujours le mécanisme d’enquête québécois.
Pourtant, le BEI aurait tout à gagner à s’inspirer des mécanismes d’enquête mis en place en Colombie-Britannique et en Nouvelle-Écosse. Les sites web des deux organismes en charge des enquêtes sur les incidents graves impliquant la police dans ces deux provinces, respectivement le Independent Investigations Office et le Serious Incident Response Team, permettent en effet au public de consulter des résumés de chacune des enquêtes menées par ceux-ci. (13)
Le SIU ontarien a lui aussi exercé une certaine forme de transparence dans sa prise de décisions en ce qui concerne les conclusions de ses enquêtes.
« [TRADUCTION] Je pense que la chose la plus importante que j’ai fait était les communiqués de presse dans les cas où nous n’avons pas porté d’accusations. Pour essayer d’expliquer au public pourquoi nous ne l’avions pas fait », a déclaré Ian Scott, un ancien procureur de la couronne ayant dirigé le SIU de 2008 à 2013. (14)
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La mise en œuvre du BEI nécessitera l’adoption de quatre règlements qui viendront compléter les dispositions déjà adoptées au niveau de la Loi sur la police.
Or, deux ans après l’adoption du projet de loi 12, seul l’un de ces quatre règlements a été adopté, soit le Règlement sur la procédure de sélection et sur la formation des enquêteurs du Bureau des enquêtes indépendantes. (15)
Le règlement à venir le plus important sera sans contredit celui établissant les règles de fonctionnement des enquêtes du BEI. L’expérience ontarienne avec le SIU a amplement démontré que le succès ou l’échec de la mission du nouveau mécanisme d’enquête dépendra en bonne partie de la façon que le législateur définira les devoirs qu’auront les corps policiers et leurs membres à l’égard des « enquêtes indépendantes » du BEI.
Le BEI aura en effet énormément de difficultés à se faire prendre au sérieux par une force constabulaire conquise à la culture de contrôle et de la coercition si, par exemple, l’obligation de collaborer à ses enquêtes n’est pas assortie de sérieuses conséquences disciplinaires pour les policiers qui feront preuve de manquement à cet égard.
L’imposition de telles obligations demeure cependant une opération très délicate politiquement, comme en témoigne la virulente réaction du lobby policier à l’ébauche de règlement présenté par le ministre Bergeron en avril 2013.
Le syndicat des policiers de la Sûreté du Québec, l’APPQ, s’était en effet immédiatement mis sur le pied de guerre en apprenant que le cadre réglementaire projeté par le ministre de la Sécurité publique prévoyait que le directeur du corps de police impliqué « aura l’obligation de prendre les mesures raisonnables afin de séparer les policiers impliqués et d’éviter qu’ils communiquent entre eux jusqu’à ce qu’ils rencontrent les enquêteurs du BEI et qu’ils aient produit leur rapport ».
On se rappellera d’ailleurs que l’omission du SPVM de séparer les deux constables impliqués dans l’intervention policière ayant coûté la vie à Fredy Villanueva avait contribué à jeter le discrédit sur le mécanisme d’enquête québécois. En demeurant ensemble durant les heures qui ont suivi le drame, les deux constables avaient amplement eu la possibilité de contaminer leurs versions respectives de l’incident.
Bien que la séparation des témoins soit une pratique courante et universellement reconnue en matière d’enquêtes criminelles, l’APPQ s’est montré incapable d’accepter que le ministre Bergeron ait envisagé d’imposer de telles règles aux policiers qui feront l’objet des enquêtes du futur BEI.
« S’il ne change pas un poil là-dedans, on va contester juridiquement, c’est clair. Ça va être une guerre de tranchées juridique, on va mettre le paquet », a déclaré Pierre Veilleux, président de l’APPQ. (16)
Ça promet.
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La mise en œuvre du BEI avance donc à pas de tortue, ce qui ne semble pas préoccuper outre-mesure Lise Thériault, la ministre ayant hérité du dossier au sein du cabinet de Philippe Couillard.
Peu après sa nomination à la Sécurité publique, la ministre Thériault s’était dite d’avis que le processus de mise en place du BEI ne trainait pas indûment. Selon elle, le nouvel organisme devrait voir le jour à la fin de 2015 ou au début de 2016. (17)
Or, un an après l’entrée en fonction de Lise Thériault à la Sécurité publique, la nomination de l’ex-procureure de la couronne Madeleine Giauque à la tête du BEI demeurait la seule annonce concrète du gouvernement en vue de la mise sur pied du futur mécanisme d’enquête.
Voilà qui est bien peu, c’est le moins que l’on puisse dire.
La nomination de Me Giauque a d’ailleurs été accompagnée par une véritable opération de relations-publique, l’ancienne procureure de la couronne ayant même effectué un passage à l’émission Tout le monde en parle de Radio-Canada, le 25 février 2015… soit une semaine après l’entrevue des deux policiers retraités à l’émission J.E.
De toute évidence, le gouvernement québécois semble compter sur la personnalité de Me Giauque pour asseoir la crédibilité du BEI.
Cependant, en acceptant de devenir la première directrice du BEI, Me Giauque a aussi laissé en plan le plus gros dossier de sa carrière à la couronne, soit le projet SharQc, une importante enquête policière ayant menée à l’émission de 156 mandats d’arrestation à l’endroit de membres et sympathisants des Hells Angels, en avril 2009.
Or, six ans plus tard, aucune des personnes accusées en relation avec le projet SharQc n’a encore subie son procès.
La mise en œuvre du BEI sera-t-elle aussi longue que la tenue des procès des personnes accusées dans le projet SharQc ?
La question n’est pas aussi farfelue qu’elle pourrait sembler l’être à première vue, surtout si l’on regarde les atermoiements du Manitoba en semblable matière.
L’année 2009 est en effet aussi celle où le parlement du Manitoba a entrepris de réformer son mécanisme d’enquête. Bien que le Bill 16 prévoyant la création de l’Independent Investigations Unit (IIU) ait été adopté le 8 octobre 2009, le nouvel organisme n’est toujours pas entré en fonction, six ans plus tard. En attendant, les enquêtes sur les bavures policières manitobaines sont confiées à la GRC.
Contrairement au Québec, il n’y a pas eu de changement de gouvernement au Manitoba depuis l’entrée en vigueur du Bill 16, le Nouveau parti démocratique gouvernant cette province sans interruption depuis 1999. Seul le premier ministre a changé, lorsque Greg Selinger a succédé à Gary Doer, également en 2009.
À l’opposé, la mise en place de l’Independent Investigations Office, en Colombie-Britannique, s’est effectuée à l’intérieur d’un délai d’un an et demi. Le Bill 12 prévoyant la création de l’IIO a effectivement été adopté le 2 juin 2011, et le nouvel organisme a débuté ses activités le 10 septembre 2012.
Il est vrai qu’il ne faut pas comparer les pommes avec les oranges.
Si la population de la Colombie-Britannique est deux fois moins nombreuse que celle du Québec, il reste que la province la plus à l’ouest du Canada est la triste championne canadienne en matière de décès de citoyens aux mains de la police, avec une moyenne de 17 décès par année (18) contre 12 pour le Québec. (19)
La comparaison avec la Colombie-Britannique est donc nettement désavantageuse pour le Québec.
Mais Québec aura malheureusement beau jeu de pratiquer la procrastination tant et aussi longtemps que les partis d’opposition et les médias continueront à attendre la prochaine bavure policière avant de se rappeler que le BEI n’a toujours pas vu le jour.
Sources :
(1) Radio-Canada, « Québec veut créer son bureau d'enquête des polices », Mise à jour le jeudi 29 novembre 2012 à 22 h 01 HNE.
(2) La Presse, « Québec propose un bureau chargé d'enquêter sur les incidents policiers », Denis Lessard, Publié le 29 novembre 2012 à 17h23 | Mis à jour le 30 novembre 2012 à 07h00.
(3) La Presse, « Enquêtes indépendantes: les syndicats policiers organisent leur riposte », Vincent Larouche, Publié le 28 janvier 2013 à 08h18 | Mis à jour le 28 janvier 2013 à 11h32.
(4) POITRAS Lawrence A., « Pour une police au service de l'intégrité et de la justice - Rapport de la Commission d'enquête chargée de faire enquête sur la Sûreté du Québec - Commission d'enquête chargée de faire enquête sur la Sûreté du Québec », 1999, Ministère du Conseil exécutif.
(5) MARIN André, « Une surveillance imperceptible », Ombudsman de l’Ontario, septembre 2008.
(6) Le Devoir, « Le ministre Bergeron reçoit l’appui de l’opposition », Robert Dutrisac, 30 novembre 2012.
(7) Police Act, RSBC 1996, c 367, Section 38.13 (2)(b).
(8) BRAIDWOOD Thomas R., “Why? - The Robert Dziekanski Tragedy”, Braidwood Commission on the Death of Robert Dziekanski, British Columbia, May 20 2010, p. 419-420.
(9) General FAQ about IIO
(10) Journal des débats de la Commission des institutions de l’Assemblée nationale, 40e législature, 1re session, mardi 12 mars 2013 - Vol. 43 N° 19.
(11) Voir le site web du ministère de la Sécurité publique: http://www.securitepublique.gouv.qc.ca/police/police-quebec/encadrement-police/enquete-independante.html
(12) Radio-Canada, « Une femme à la tête du nouveau bureau d'enquête indépendante sur le travail des policiers », Mise à jour le mercredi 17 décembre 2014 à 17 h 08 HNE.
(13) Voir http://iiobc.ca/publications/ et http://sirt.novascotia.ca/publications
(14) Toronto Star, “Dining on doughnuts with ex-police watchdog Ian Scott”, Corey Mintz Food, Published on Thu Mar 20 2014.
(15) Règlement sur la procédure de sélection et sur la formation des enquêteurs du Bureau des enquêtes indépendantes, RLRQ c P-13.1, r 2.2.
(16) Le Journal de Montréal, « Le syndicat s’attaque au Bureau des enquêtes indépendantes », Jean-Luc Lavallée, 17 juin 2013.
(17) Le Soleil, « Le Bureau des enquêtes indépendantes verra le jour, assure Thériault », Jean-Marc Salvet, Publié le 21 mai 2014 à 05h00 | Mis à jour le 21 mai 2014 à 07h37.
(19) MacALISTER David, “Police Involved Deaths – The Need For reform”, British Columbia Civil Liberties Association (2009).
(19) Consultations particulières - Projet de loi 46, Loi concernant les enquêtes policières indépendantes - Notes d’allocution du Dre Louise Nolet, Coroner en chef du Québec, Séance de la Commission des institutions de l’Assemblée nationale du 1er mars 2012, p. 11.