Quand les enquêtes du BEI donnent lieu à des manquements systémiques de la part du SPVM

Fichier attachéTaille
PDF icon lettres_bei_aux_directeurs_de_police.pdf693.08 Ko

[Pour consulter les lettres du BEI, veuillez cliquer sur le lien ci-haut]

Édicté par le gouvernement du Québec en mai 2016, le Règlement sur le déroulement des enquêtes du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) énonce les obligations des policiers impliqués et témoins lorsqu’un citoyen perd la vie ou subit des blessures graves durant une intervention policière ou la détention par un corps de police.

L’article 1 du Règlement prévoit que les témoins impliqués ou témoins d’un tel événement doivent :

1° se retirer de la scène de l’événement dès que possible;

2° rédiger de manière indépendante, notamment sans consultation et sans influence, un compte rendu exact, détaillé et exhaustif portant notamment sur les faits survenus lors de l’événement, le signer et le remettre aux enquêteurs du BEI dans les 24 heures suivant l’événement, à moins que la directrice du BEI ne lui accorde un délai supplémentaire;

3° rencontrer les enquêteurs du Bureau;

4° s’abstenir de communiquer avec un autre policier impliqué ou témoin au sujet de l’événement jusqu’à ce qu’il ait remis son compte rendu et qu’il ait rencontré les enquêteurs du Bureau;

5° rester disponible aux fins de l’enquête.

L’article 2 du Règlement prévoit les obligations du directeur du corps de police impliqué. C’est à lui qu’il revient de prendre les mesures raisonnables pour éviter que les policiers impliqués ou témoins communiquent entre eux au sujet de l’événement jusqu’à ce qu’ils aient remis leur compte rendu aux enquêteurs du BEI et qu’ils les aient rencontrés. Le directeur du corps de police impliqué doit aussi :

  • s’assurer de la sécurisation de la scène de l’événement soit sécurisée ainsi que de la conservation de la preuve et de l’intégrité des lieux jusqu’à l’arrivée des enquêteurs du BEI ;
  • transmettre à la directrice du BEI l’identité de la personne décédée ou blessée ainsi que la nature de ses blessures, l’identité des personnes présentes lors de l’événement, les paramètres et les limites de la scène de l’événement, les éléments de preuve recueillis afin d’en assurer la conservation ainsi que tout autre renseignement recueilli relatif à l’événement;
  • remettre aux enquêteurs du BEI tout document en lien avec l’événement;
  • s’assurer que les communications faites au public au sujet de l’événement ne nuisent pas à l’enquête du BEI ;
  • prendre les mesures nécessaires afin que la directrice du BEI puisse assurer les communications relatives à l’enquête indépendante avec la personne blessée gravement ou blessée par une arme à feu utilisée par un policier, lors d’une intervention policière ou lors de sa détention par un corps de police, et avec les membres de la famille de celle-ci ou d’une personne décédée lors d’un tel événement.

Par ailleurs, l’article 5 du Règlement prévoit que la directrice du BEI doit informer le directeur du corps de police impliqué lorsqu’un policier impliqué ou témoin ne respecte pas les obligations prévues au Règlement. Et lorsque le directeur du corps de police impliqué ne respecte pas lui-même les obligations prévues au Règlement, le second paragraphe de l’article 5 stipule que la directrice du BEI doit en informer le ministre de la Sécurité publique, lorsqu’il s’agit du directeur général de la Sûreté du Québec, ou le conseil municipal, lorsqu’il s’agit du directeur d’un corps de police municipal, ou son employeur, lorsqu’il s’agit d’un directeur d’un autre corps de police.

Entre le 23 janvier 2017 et le 6 septembre 2018, la directrice du BEI, Madeleine Giauque, a communiqué par écrit à dix reprises avec des chefs de police. Obtenues via l’accès à l’information, ces lettres révèlent que des policiers du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ont régulièrement ignorés les obligations prévues au Règlement. Si d’autres corps policiers sont aussi visés par les lettres – la Sûreté du Québec, la police de Laval et le Corps de police régional de Kativik – il semble que les manquements des policiers du SPVM ont pris une ampleur systémique.

Ainsi, la lettre du 23 janvier 2017 révèle une problématique commune dans trois dossiers d’enquête relatifs aux interventions du SPVM survenues les 26 octobre 2016, 31 décembre 2016, 6 janvier 2017, soit l’envoi automatique des policiers à l’hôpital sans que personne ne s’assure qu’ils soient isolés les uns des autres, contrevenant ainsi aux paragraphes 2o et 4o de l’article 1 du Règlement.

La lettre 4 septembre 2018 révèle que des patrouilleurs du SPVM ont souvent soutiré des déclarations à des témoins civils et que ces toutes ces déclarations ont été soumises à des enquêteurs du SPVM pour vérification et approbation avant de libérer les témoins, ce qui revient carrément à empiéter sur les plates-bandes du BEI. Il serait temps que le SPVM réalise que l’époque de la police qui enquête sur la police est désormais révolue.

Dans une lettre envoyée deux jours plus tard, on peut lire « [qu’]au SPVM, il arrive fréquemment que plusieurs heures s’écoulent avant que nous soyons effectivement informés de la situation, même dans les cas où on parle de décès ou de blessures par arme à feu ». Or, l’article 289.2 de la Loi sur la police stipule que le directeur du corps de police impliqué avise le BEI sans délai d’un évènement relevant de sa juridiction d’enquête.

D’autres lettres révèlent l’existence d’autres manquements de policiers du SPVM au Règlement : dans un cas, des policiers impliqués et témoins été « isolés » dans le même véhicule pendant une heure ; dans un autre, des policiers ont rédigés ensemble les comptes rendus requis ; on rapporte aussi que des policiers ont eu accès à la carte d’appel au moment de la rédaction de leur rapport.

D’autres manquements ont également été relevés chez d’autres corps policiers: une lettre envoyée à la Sûreté du Québec nous apprend que les policiers impliqués et témoins ont discutés entre eux avant la rédaction de leur compte-rendu ; une lettre adressée à la police de Laval révèle qu’un policier a refusé de rencontrer les enquêteurs du BEI ; une lettre au corps de police régional de Kativik déplore le fait que le policier assigné à agir comme agent de liaison avec le BEI était lui-même impliqué dans l’événement.

L’attitude de la directrice du BEI est elle-même questionnable par moments. Dans plusieurs cas, elle a attendu des mois avant d’écrire au directeur du SPVM pour lui parler des manquements au Règlement. En outre, ses lettres passent généralement sous silence que plus d’une heure s’est écoulée entre l’événement et le moment où le BEI en a été avisée.

Le ton employé par la directrice du BEI est souvent celui de l’indulgence. Dans sa cinquième lettre au SPVM, elle parle d’une « méconnaissance complète des obligations prévues par la Loi sur la police » alors que nul n’est pourtant censé ignorer la loi… à plus forte raison lorsqu’il est question de policiers dont le métier consiste précisément à appliquer la loi.

Comme on l’a vu, le deuxième paragraphe de l’article 5 du Règlement prévoit que la directrice du BEI doit aviser les instances politiques lorsque l’auteur des manquements est le directeur du corps de police impliqué. Or, les lettre révèlent que le BEI s’est déchargé de cette obligation dans un seul cas, soit seulement impliquant la Sûreté du Québec.

Au lieu d’informer le conseil municipal des manquements systémiques de la part du SPVM, la directrice du BEI se contente plutôt d’aviser le chef du corps policier que la situation « sera rendue publique sur le site web du BEI lorsque nous ferons état du bilan de l’enquête au moment de clore le dossier »… ce qui veut généralement dire plus d’un an après les faits.

Par ailleurs, à lire la lettre du 4 septembre 2018, on dirait que les enquêteurs du BEI viennent tout juste de l’informer de la « façon de faire habituelle » du SPVM – plus de deux ans après que le BEI soit devenu opérationnel – ce qui amène à s’interroger à savoir si la directrice du BEI est déconnectée de la réalité sur le terrain.

Et si les manquements constatés dans les lettres du BEI n’étaient que la pointe de l’iceberg ?