Le 31 mai 2015, les constables Daniel Touchette (matricule 3873), Manon Chassé (matricule 5619) et Jennifer Beauvais du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) répondaient à un appel pour une situation de violence conjugale dans un appartement d’un immeuble sur l’avenue Papineau dans l’arrondissement Ville-Marie.
Une jeune fille avait en effet signalé le 911, disant qu’un homme était en train d’étrangler sa mère.
L’intervention policière s’est terminée par le décès de René Gallant, 45 ans.
Une décision rendue par le Commissaire à la déontologie policière suite à une plainte portée par un militant de la CRAP permet d’en apprendre plus long sur l’intervention du SPVM.
La conjointe de René Gallant, lit-on, a vu des policiers qui entraient chez elle en pointant leurs armes à feu vers son visage.
Ce n’est pas exactement la meilleure façon d’entrer en contact avec une victime de violence conjugale…
La femme a alors dit à ses deux enfants d’aller dans une autre pièce.
Les trois constables disent avoir vu René Gallant armé d’un couteau de cuisine d’une longueur d’environ 20 centimètres.
La décision du Commissaire à la déontologie policière cite d’ailleurs des passages des rapports rédigés par les trois constables impliqués.
Ainsi, dans son rapport complémentaire, l’agent Touchette écrit que René Gallant se dirigeait vers lui en tenant le couteau au-dessus de l’épaule.
« J’ai sorti mon arme et avant que j’aie eu le temps de le pointer, il s’est retourné de dos et a foncé sur le cst Beauvais en ayant toujours le couteau levé. À ce moment craignant qu’il ne poignarde la cst Beauvais, j’ai fait feu à trois reprises en sa direction », écrit l’agent Touchette.
Cette affirmation n’est toutefois pas reprise dans les extraits des rapports complémentaires des policières Chassé et Beauvais que le Commissaire à la déontologie policière a cité dans sa décision.
On n’y trouve en effet aucune mention voulant que la victime se serait dirigée vers l’agente Beauvais en tenant le couteau, comme l’a prétendu le policier Touchette.
L’agente Beauvais a même déclaré à l’enquêteur du Commissaire à la déontologie policière ne pas avoir vu René Gallant s’avancer vers elle.
Cela signifie-t-il que les choses ne se sont pas passées de la façon que le raconte l’agent Touchette ? La décision du Commissaire à la déontologie policière ne permet malheureusement pas de trancher la question de façon définitive. Ce n’est pourtant pas là un détail, puisqu’il s’agit de la justification invoquée par l’agent Touchette pour faire feu.
« Les policiers, écrit le Commissaire, n’ont eu que quelques secondes pour analyser et agir considérant la courte distance qui les séparait de l’individu menaçant. La perception d’un danger de blessures graves ou de mort imminente pour les personnes présentes dans l’appartement les a amenés à faire feu sur monsieur Gallant ».
Notons ici l’emploi du mot « perception », qui n’a vraisemblablement rien d’anodin : perception et réalité peuvent différer l’un de l’autre.
Par ce choix de mot, le Commissaire à la déontologie policière ouvre donc la porte à ce que la version de l’agent Touchette ne soit pas conforme à la réalité.
Toujours est-il que les trois coups de feu tirés par l’agent Touchette ont tous atteint René Gallant.
À cela s’ajoute deux tirs de la part de l’agente Chassé.
L’un a atteint la victime, pour terminer sa course dans une chaise de la cuisine.
L’autre tir est une balle perdue qui s’est logée dans le mur de gypse, pour se retrouver dans une chambre à coucher.
Et qui aurait pu aussi bien atteindre une personne innocente, un risque bien réel qui ne s’est heureusement pas matérialisé.
La pathologiste n’a trouvé que trois projectiles dans le corps du défunt, soit deux à l’abdomen (droite et gauche) et un troisième sous la peau près de la clavicule gauche.
L’autopsie mentionne par ailleurs que seuls deux des quatre tirs ont causé des blessures mortelles.
Des témoins civils instrumentalisés ?
L’enquête criminelle sur l’intervention du SPVM a été confiée à la Sûreté du Québec puisque le Bureau des enquêtes indépendantes n’était pas encore en service au moment des faits.
Elle a été menée par la sergente-détective Jennifer Chez, laquelle avait aussi été chargée de l’enquête de la Sûreté du Québec sur l’intervention du SPVM qui a couté la vie à Alain Magloire, le 3 février 2014.
La conjointe du défunt a été rencontrée par la Sûreté du Québec dans les heures suivant l’événement. La femme, qui était en couple avec René Gallant depuis août 2014, était bien évidemment encore en état de choc.
Aussi, lorsqu’elle a été rencontrée par l’enquêteur du Commissaire à la déontologie policière à titre de témoin, la conjointe a apporté « plusieurs nuances » à la déclaration que la Sûreté du Québec lui avait soutirée.
Elle a ainsi déclaré que la victime n’avait rien dans les mains, alors qu’elle avait déclaré à la SQ avoir vu son conjoint prendre un couteau en entendant la police cogner à la porte.
Elle avait aussi déclaré à la SQ ne pas avoir vu les coups de feu, pour ensuite dire le contraire à l’enquêteur du Commissaire à la déontologie policière.
Dans sa décision, le Commissaire à la déontologie policière dit avoir choisi de « tenir compte de sa première version ».
Le Commissaire à la déontologie policière relève par ailleurs plusieurs « contradictions importantes » dans les versions que la fille de la conjointe relaté à son enquêteur et à la SQ.
La jeune fille explique ce qui suit :
When I gave that declaration to the investigators, I was very tired and it was early in the morning. I was in shock. I did not "how" they were so violent with René.
De toute évidence, le traitement des témoins civils laisse plutôt à désirer dans cette enquête de la SQ.
En fait, si des témoins policiers avaient été traités de la même manière, il y a fort à parier que les dirigeants d’associations de policiers n’auraient pas hésités à déchirer leur chemise sur la place publique pour dénoncer une telle situation.
Peut-on espérer que le Bureau des enquêtes indépendantes fera mieux au chapitre du traitement des témoins civils ?
Le fait qu’une bonne partie des enquêteurs du Bureau des enquêtes indépendantes provienne des milieux policiers pourrait laisser penser que cet organisme est à risque de reproduire la même différence de traitement entre témoins civils et policiers survenue par le passé lors d’enquêtes de la police sur la police.
En outre, il n’y a rien de particulièrement rassurant devant le fait que le Règlement sur le déroulement des enquêtes du Bureau des enquêtes indépendantes se montre totalement silencieux sur la question du traitement des témoins civils.
Un homicide impuni
Cela étant, l’issue de l’enquête criminelle ne laissait guère place au suspense.
En fait, tant le Commissaire à la déontologie policière que le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) ont décidés de ne porter aucune accusation dans ce dossier.
Le DPCP a ainsi conclut que « les policiers du Service de police de la Ville de Montréal impliqués dans cet événement n’ont commis aucune infraction criminelle ».
« Les faits rapportés par les policiers sont appuyés par les diverses expertises produites dans le cadre de l’enquête et corroborés par d’autres témoins qui étaient présents sur les lieux », lit-on dans cette décision rendue publique le 6 janvier 2016.
Comme on le voit, les témoins civils jouent un rôle non-négligeable lorsque le DPCP doit justifier sa décision de ne retenir aucune accusation à l’endroit de flics impliqués dans une mort d’homme.
Raison de plus pour s’assurer que les témoins civils soient psychologiquement en état de communiquer leur version des faits lorsqu’un enquêteur leur soutire une déclaration.
Fait à souligner, il s’agissait de la première fois que le DPCP appliquait de nouvelles lignes directrices, dont l’adoption avait été annoncée le mois précédent, en matière de communication de ses motifs auprès du public.
« Ces lignes directrices justifient la publication des motifs d’une décision de ne pas porter d’accusation dans la plupart des dossiers d’enquête indépendante, c’est-à-dire lorsqu’une personne décède, subit une blessure grave ou est blessée par une arme à feu utilisée par un policier lors d’une intervention policière ou lors de sa détention par un corps de police », résume le DPCP.
Le DPCP a enfin compris que le public avait droit à un minimum d’explications lorsque des flics ayant du sang sur les mains s’en tirent sans accusation.
D’ailleurs, le DPCP pourrait certainement en faire plus sur le plan de la communication d’informations au public lorsqu’elle blanchi la police.
Pour ce qui est du Commissaire à la déontologie policière, il a fermé le dossier après en être arrivé à la conclusion que « la preuve établit sans équivoque qu’aucune option ne s’offrait à eux [i.e. les policiers impliqués], vu l’imminence du danger auquel ils étaient confrontés ».
La coroner Julie A. Blondin offre toutefois un autre son de cloche dans son rapport d’investigation.
« Il ressort de la lecture des déclarations des agents que les policiers n’ont pas tenté de négocier avec M. Gallant. Ils lui ont ordonné d’obtempérer en criant et en lui pointant une arme en sa direction », observe-t-elle.
La coroner Blondin a par ailleurs repris une recommandation qu’avait formulé son collègue, le coroner Luc Malouin, à l’endroit du SPVM dans son rapport d’enquête sur les causes et circonstances du décès d’Alain Magloire.
Cette recommandation s’énonçait comme suit :
Maintenir et améliorer les formations simulées en s’efforçant de reproduire un haut niveau de stress chez les policiers pour qu'ils acquièrent des habiletés à travailler lors de leurs interventions en situation de stress.
Si le rapport d’investigation ne formule pas de critique directe envers le SPVM, le fait que la coroner Blondin ait choisi de réitérer une telle recommandation suggère que celle-ci croit que les policiers impliqués auraient à tout le moins pu mieux gérer leur stress durant l’intervention.
Qui sait, peut-être René Gallant serait-il encore en vie aujourd’hui, le cas échant ?